— Par Camille Loty Malebranche —
Pour parler de la subjectivité, il nous faut commencer par définir le concept même de sujet et de sa consistance que nous appelons la subjectalité. Le sujet est essentiellement la dimension d’une conscience de soi qui s’assume pour soi en rapport à des êtres qui peuvent être tout autant d’autres sujets que des non sujets, animaux, choses etc… Le sujet est donc soit un humain soit un suprahumain individuel ou collectif qui se manifeste par pensée, parole et action.
La subjectivité est justement la mise en acte de la subjectalité – cette nature constituant l’état de sujet – par la pensée, la parole et l’action comme signature de son être particulier, son ipséité.
Si nous avons dit que le sujet peut être suprahumain, c’est que nous présumons – au long de l’atemporalité (avant le commencement du temps des créés), puis de l’histoire, à partir de l’avènement de l’univers et de plusieurs manifestations portées à notre évidence – que des êtres bien supérieurs aux hommes existent, ces êtres que la langue humaine appellera esprits qui, selon leur hiérarchie pressentie, sont désignés: Dieu, anges, génies… Les traditions spirituelles, notamment la tradition judéo-biblique est formelle: Dieu, en qui d’ailleurs, nous croyons, a pensé, parlé et agi et cela a généré ni plus ni moins que la Création, c’est-à-dire tous les connus et inconnus des mondes sensible et insensible.
Il est aussi important de remarquer que le sujet suprahumain collectif réfère à des institutions telles celles légalement appelées « personne morales » comme l’État, la Commune, les Sociétés anonymes puisque ces personnes morales étant constituées par et pour des hommes, possèdent quoique différemment de l’individu – car au stade institutionnel – une pensée, une parole et une action. La pensée desdites personnes morales se donne à voir par leur autoprésentation institutionnelle à travers une sorte d’idéologie articulée comme mode de pensée de l’institution sur elle-même pendant qu’elle s’énonce elle-même en exprimant ce qu’elle se veut être dans la définition qu’elle s’octroie en se pensant; la pensée institutionnelle tient du domaine de sa charte constitutive. La parole institutionnelle est essentiellement sa communication extérieure pouvant être de la propagande ou de la publicité. L’action institutionnelle renvoie à sa politique extérieure en tant que modalité d’agir dans le rapport direct avec le public.
Pour rester dans le niveau humain, la subjectivité est la manifestation de la conscience cogitante, parlante et agissante qui, en interaction avec le milieu naturel terrestre et la société, engendre la culture et les civilisations. Le drame de la subjectivité est qu’elle n’est pas sans conditionnement et que par sa fréquente inaptitude à dominer et conditionner à son tour ce qui la conditionne, la subjectivité est souvent sujétion et non expression de l’ipséité c’est-à-dire de soi-même et liberté. Le sujet humain chemine donc entre un champ de possibles et un univers de gageures, loin toutefois d’une fatale « charybde et scylla », puisque la sujétion qui engloutit la majorité n’est pas inéluctable, et la liberté, difficile à assumer par ses exigences de travail sur soi, de refus, de solitude, de responsabilité et parfois de souffrance pour lui être fidèle, est quand même le sommet des sujets humains dépassant la simple individualité pour l’ipséité affirmée qu’est la personne humaine. Le statut de personne est l’apanage de l’homme conscient de soi qui pense, parle, agit – se relève s’il chute sur sa voie ou s’en écarte par faiblesse momentanée – selon lui-même en souverain pour atteindre son entéléchie d’esprit en route.
Ipséité et identité.
L’ipséité est la base même de toute identité ultérieure en tant qu’elle est prénominative à la fois en deçà et au-delà de toute appellation. L’ipséité existe en soi et est un don du Créateur. L’homme est sujet parce qu’esprit avec comme attribut fondamental, la conscience de soi procédant par la pensée et l’action dont la parole relève quand elle n’est pas elle-même, pure action. Conscience munie de grandes facultés déterminantes, telles la volonté et l’entendement lui permettant d’être libre et de se construire en se projetant dans la vérité de son ipséité c’est-à-dire comme esprit travaillant son avenir de l’instant à l’instant pour devenir. Tout reste suspendu à la réussite de cette construction de l’ipséité selon la vérité spirituelle de l’homme. Accomplissement ou aliénation en dépendent et seront l’un ou l’autre le devenir de l’homme.
L’identité, quant à elle, est la désignation de l’ipséité parmi d’autres ipséités à travers des appellations, l’attribution de nom. Ainsi, l’identification s’opère par la désignation nominale qui morcelle l’ipséité en ses occurrences. L’identité d’une même ipséité est donc variable, multiple. Un homme a toujours plusieurs identités selon les situations: le père de famille ainsi nommé dont la profession est la médecine, est « le docteur » à l’hôpital, le socialiste inscrit au parti etc…
L’identité est une ipséité nommée. Au stade identitaire, l’ipséité est désignée par le nom. Tributaire de l’auto-appellation quand ce n’est du regard et de la conscience de l’autre que ladite ipséité reçoit le nom. Le champ de l’identité est donc restreint au langage, c’est un rapport langagier à l’ipséité puisqu’il est celui de la connaissance nominale par soi-même et domaine de la reconnaissance indiquée par l’autre dans son altérité, sa propre identité d’où il indique toute ipséité en dehors de lui-même. L’on comprend parfois les conflits identitaires nés de la désignation par soi d’une ipséité et la nomination différente voire contraire que peut lui apposer autrui. Nous avons plein d’occurrences de chocs identitaires entre les vérités et mensonges que les ipséités se donnent, se voient refuser par leur contempteur tout au long de l’histoire et dans le parcours des idéologies. Conflit entre la vraie identité criminelle des colons et impérialistes asservissant, tuant et pillant pour leur hégémonie, et celle de leur propagande où ils s’identifient comme civilisateurs. Identité effective et identité prétendue s’entrechoquent depuis le commencement du monde selon la perception vraie ou factice des ipséités. Les voyous de la prêtraille qui mésuse du nom de Dieu pour assouvir leur hégémonie ethnique et impériale, s’appellent des bienfaiteurs selon l’identité qu’ils se donnent alors que celle qu’ils appliquent à leurs victimes et vaincus, est celle de barbares. Tout comme un président qui sert bien les financiers est un héros ainsi identifié par la presse mainstream aux mains des riches tandis que le peuple affamé, exploité, paupérisé est un amas de racailles selon la désignation exprimée ou non dans l’idéologie dominante de la même presse. Un jeune qui rejette les bêtises familiales est un malappris punissable alors que le parent qui le désigne de la sorte même indigne, est un éducateur dans l’indication identitaire convenue.
Voilà pourquoi, un sujet souverain, par la subjectivité émancipée impliquant une pensée, un discours et une ligne d’action souveraine, impose dans les rapports intersubjectifs, l’identité qu’il se donne selon l’assumation qu’il fait de son ipséité, sa personne. Car de fait, singulière ou collective, l’identité par l’acte de nommer, inscrit l’être, l’ipséité dans le nom. Et, quand c’est l’autre qui nomme, c’est un peu comme un figement de l’ipséité appelée, dans sa nomination par cet autre! C’est une claustration de l’ipséité niée comme conscience, selon le nom donné, imposé qui la clôt dans le nom à travers le rapport que ces altérités nominatrices (individus ou institutions) entretiennent avec lui par l’appellation attribuée, où ces dites altérités la réduisent nominalement pour l’instrumentaliser.
L’on sait que dans les systèmes esclavagistes, nommer est un privilège, une prérogative des maîtres propriétaires sur leurs esclaves réifiés portant leur nom reçu en signe de propriété! En certaines circonstances, l’identité, si elle n’est pas dûment attribuée, établie par celui ou celle qui la porte et s’y reconnaît tout en l’assumant vraiment, peut être une prison conceptuelle de l’ipséité qu’est l’homme, le groupe par l’activité d’altérités tyranniques.
Camille Loty Malebranche
Publié initialement sur Intellection