La face cachée du soutien aux associations

— Par Les Vélos Marin Martinique 
Souvent présentées comme un levier essentiel, les subventions sont censées financer des projets, encourager la participation citoyenne et renforcer les dynamiques territoriales. Mais notre expérience avec Les Vélos Marin Martinique nous a confrontés à une réalité bien plus complexe. Loin d’être un simple appui, ces financements conditionnent en profondeur l’orientation des associations. De manière implicite, parfois insidieuse, ils les poussent à se conformer à des logiques souvent éloignées des besoins réels du terrain. Cette dynamique transforme des objectifs qui devraient être , endogènes et ancrés dans les réalités sociales, en projets standardisés . Les critères de sélection de dossiers sont rigides, et le suivi ainsi que la communication des institutions offrant ces financements sont eux-mêmes impersonnels et déconnectés. Ces éléments limitent, voire empêchent, des approches ou des initiatives pourtant porteuses d’un fort potentiel de transformation sociale. Plutôt que de soutenir ces dynamiques organiques, les subventions tendent à les orienter, à les influencer, et de plus en plus souvent, même dès la genèse d’un projet, à les dénaturer.

Un constat de terrain, notre propre expérience

Le contexte local nous a conduits à adopter un modèle basé sur la gratuité, non par idéologie, mais à la suite d’une observation des réalités du terrain. Dans un quartier défavorisé, nous avons constaté qu’introduire une logique économique, même symbolique, risquait d’exclure, de diviser ou de détourner l’esprit de notre démarche.

Ce choix, pourtant cohérent avec notre environnement, reste mal perçu et souvent discrédité. Il peine à être reconnu, car il ne s’inscrit pas dans les cadres institutionnels habituels. Aux yeux des instances, une association qui ne poursuit ni rentabilité ni modèle économique semble manquer de sérieux, voire de légitimité. Et pourtant, notre approche n’a rien de naïf. Elle est simplement ajustée.

Faire payer la réparation de ce type de vélo n’a aucun sens. Les vélos dits « populaires » , ceux-là mêmes que l’on retrouve abandonnés ou jetés un peu partout en Martinique, comme ailleurs ont une valeur marchande trop faible pour permettre un modèle économique viable fondé sur leur remise en état. Ce constat dépasse d’ailleurs le cadre local : dans de nombreux pays, ces vélos sont soit considérés comme jetables, soit réparés directement par leurs propriétaires. En Martinique, malgré la quantité de vélos en circulation, les gestes de réparation restent rares et peu valorisés. Il en résulte une impasse pour ces objets pourtant simples, utiles, durables.
La course aux subventions, ou comment déplacer le centre de gravité de l’action d’une association sincère

La recherche de subventions pousse aujourd’hui de plus en plus d’associations à ajuster leur fonctionnement non pas en réponse aux besoins réels des populations, mais en fonction de critères administratifs et financiers imposés de l’extérieur. Ce glissement progressif entraîne des dérives profondes, altérant l’essence même de l’engagement associatif. L’une des premières conséquences de cette dépendance est l’obligation implicite, mais désormais largement répandue, d’adopter un « modèle économique ». Cette évolution, souvent présentée comme une simple adaptation aux cadres , incite les associations à monétiser leurs services, à professionnaliser leurs structures, à quantifier leurs résultats. Mais cette transformation a un prix : elle recentre l’action associative sur la gestion, non sur la mission. Le but initial, qu’il soit social, éducatif, écologique ou culturel devient secondaire face à la nécessité de « faire tourner » un modèle économique. Mais, ce renversement change tout. Il agit comme un filtre déformant, où l’on finit par se demander : Mais comment allons-nous faire entrer notre vision dans un modèle économique ? plutôt que : comment rester fidèles à notre vision et y adapter nos moyens ?

Ce décalage, sur la durée, est hautement nocif. Il pervertit les processus de création, bride l’adaptabilité, réduit l’inventivité, et finit par étouffer les formes de réponse les plus sincères et les plus vivantes aux besoins du terrain. Loin d’être un simple ajustement technique, cette logique économique impose une nouvelle norme de réussite, souvent incompatible avec la lenteur, la gratuité, l’expérimentation et la fragilité féconde propres aux engagements associatifs authentiques. Par la même occasion, elle exclut progressivement les publics les plus précaires , ceux-là mêmes que ces structures ont vocation à soutenir.

Plus préoccupant encore : de nombreux projets porteurs de sens, utiles socialement, ne voient jamais le jour. Non pas parce qu’ils manquent de pertinence, mais parce qu’ils ne rentrent dans aucune case. Trop modestes, trop atypiques, trop peu rentables… ils sont écartés dès la phase de sélection, victimes d’un formalisme , cela , bien entendu, sans jamais être assumé ouvertement.
Standardisation et perte de diversité des approches

Le tissu associatif, autrefois riche de démarches variées, sensibles et enracinées dans le local, tend aujourd’hui vers une forme de standardisation. Le faire ensemble laisse place à une logique de prestation, l’association devient une entité censée délivrer des services, comme une entreprise, avec des résultats chiffrables à produire, des échéanciers à respecter, des bilans à rendre. La mission sociale est peu à peu réduite dans des cadres rigides, incompatibles avec les nécessités du terrain. Même les associations les plus sincèrement engagées sont prises dans cette dynamique. Les dossiers de financement sont construits autour de critères répétitifs, qui favorisent les projets déjà éprouvés, facilement évaluables, rassurants. Une fois financé, un projet à plus de chances d’être reconduit à l’identique. Cette conformité devient alors une stratégie implicite, voire une condition de survie, au détriment de toute adaptation ou remise en question.

Ainsi, l’innovation se fige de plus en plus. Les projets originaux, ou trop liés à des contextes spécifiques, sont écartés, non pas parce qu’ils sont irréalistes ou inutiles, mais parce qu’ils dévient des normes imposées. On assiste à une forme d’uniformisation des pratiques, où l’audace est découragée, remplacée par la sécurité. Les administrations, comme les responsables associatifs eux-mêmes, finissent souvent par préférer la reconduction à la réinvention. Il en résulte une réduction inquiétante de la diversité des approches. Ce phénomène produit une forme de monopole implicite : seules certaines structures, jugées solides, savent répondre aux exigences formelles, construire les bons indicateurs. Elles accaparent ainsi une grande part des ressources, pendant que de nombreuses autres, plus modestes, plus situées, plus libres, peinent à se faire entendre, alors même que les besoins du terrain évoluent.
Une artificialisation des actions

De plus en plus, les subventions redessinent un paysage associatif où, malgré des financements croissants, les moyens d’action réels s’amenuisent. Les projets deviennent plus lisses, plus prévisibles, formatés pour répondre aux attentes des appels à projets plutôt qu’aux besoins du terrain. Ce conditionnement entraîne une aseptisation des pratiques, une perte d’élan créatif et, finalement, un affaiblissement de l’impact social. L’apparence prend le pas sur la substance, il faut communiquer, valoriser, « cocher des cases ». On privilégie la démonstration. Les besoins profonds, eux, restent souvent ignorés. L’association, au lieu d’agir librement et d’expérimenter, devient le prestataire d’un cahier des charges écrit ailleurs. Une nécessité de recourir à des employés découle alors spontanément, réduisant toujours davantage l’espace pour le véritable bénévole, qui n’a plus sa place à ce niveau.

Ce glissement est grave. Il produit une perte de sens. Le monde associatif, en tant que prolongement vivant de la société civile, n’est pas né pour répondre à des appels à projets. Il est censé combler les angles morts du marché et de l’État, proposer d’autres logiques d’action, parfois dérangeantes, souvent innovantes. Il est ou devrait être un espace de liberté, d’invention, de critique et de création sociale. Mais cette liberté s’érode. L’État n’apporte plus seulement un appui , il oriente, il cadre. Ce phénomène n’est pas isolé. Il reflète une tendance plus large, déjà bien visible dans le champ scientifique. Là aussi, l’autonomie s’amenuise. Autrefois, la recherche avançait selon ses propres logiques, dans une quête de compréhension du monde. Elle éclairait, avec prudence, les décisions publiques. Aujourd’hui, de plus en plus, ce sont les politiques qui dictent les priorités de recherche, définissent les sujets, imposent les cadres, orientent les résultats . On ne cherche plus à comprendre ce qu’est le réel, mais à prouver ce qu’on a déjà décidé d’en penser. Cette inversion est un leurre. Car l’accumulation de données ne produit pas de l’intelligence, et les outils aussi sophistiqués soient-ils , ne permettent pas de saisir la complexité vivante du monde. Ce climat de formatage et de contrôle qui stérilise les initiatives fait fuir. De nombreux jeunes, notamment parmi les plus brillants et les plus sensibles aux enjeux collectifs, préfèrent partir. Ils cherchent ailleurs des espaces d’expérimentation, d’excellence, de liberté. Ils partent parce qu’ici, trop souvent, l’inertie tue l’initiative.
Mais qui a encore envie d’être bénévole dans ces conditions ?

Le monde associatif connaît une transformation profonde : la montée en puissance de la professionnalisation. Certaines structures ne fonctionnent plus qu’avec des salariés ; le bénévolat, quand il subsiste, perd peu à peu sa nature première. Ce qui, autrefois, relevait d’un élan libre, spontané, et collectif devient une tâche balisée, encadrée, administrée. Le bénévole n’est plus un acteur libre. Il devient un rouage dans une organisation qui le jauge, le rend conforme. Le désir d’engagement souvent porté par l’envie d’expérimenter, de créer, de tisser du lien se heurte à une machinerie froide. Le désir devient un devoir. Le sens se dissout dans la fonction. L’élan devient routine. Et l’enthousiasme s’éteint.

On répète que le bénévolat disparaît, mais on interroge rarement les causes profondes de ce recul. Ce ne sont pas les bénévoles qui manquent : c’est le cadre dans lequel on les enferme qui les fait fuir. Dans ces conditions, comment susciter l’envie de s’engager ? Qui a envie d’offrir de son temps pour entrer dans une chaîne de production sociale dictée d’en haut, dépourvue de vision partagée ?

Le bénévole veut contribuer, pas subir. Il veut être partie prenante d’un mouvement vivant. Un cadre tacite, souvent invisible, pèse pourtant sur toutes les décisions. Il délimite ce qui peut exister. Cette normalisation a un effet redoutable : elle fige les pratiques. Elle homogénéise les modes d’action, au détriment de la diversité, de l’adaptabilité, de l’audace. On pourrait croire que ce phénomène est contrôlé, pensé. Il ne l’est pas. Il agit de manière diffuse, souvent inconsciente, produit d’une routine où les institutions, sans même le vouloir, orientent en amont ce qui sera jugé recevable.
Ce ne sont plus les associations qui définissent leurs objectifs : ce sont les dispositifs de financement, les grilles d’évaluation, les exigences de visibilité qui fixent le cadre dans lequel elles doivent s’inscrire.
Et le pire, c’est que cette dérive est invisible. Les dégâts sont profonds, mais discrets. Les associations s’adaptent, s’alignent, se moulent dans les attentes… souvent sans même en avoir conscience.
Les rendez-vous en visioconférence : le formatage des rencontres et la perte du lien

L’isolement que nous avons vécu , et que nous continuons à vivre , vis-à-vis des institutions locales (mairie, bailleur social, Espace Sud, CTM…), mais aussi de la part d’acteurs censés soutenir le monde associatif, comme la MAIF ou la FUB, a été accentué par notre manière d’agir , libre, ancrée , mais hors des cadres normatifs. Notre démarche, bien qu’ouverte, tournée vers l’intérêt général, construite sur le lien social, la réutilisation et l’entraide, ne rentre pas dans leurs cases. Elle échappe aux grilles d’évaluation, comme aux logiques de communication. Les contacts que nous parvenons à établir avec ces structures sont rigides : échanges par e-mails, visioconférences, dialogues désincarnés. Et pourtant, nous avons joué le jeu. Nous les avons sollicités. Nous avons accepté leurs modalités de communication. Mais ces échanges ont rarement été fertiles. Car derrière le protocole se dessine une réalité plus profonde : l’incapacité croissante à entrer en relation vivante. Le système des rendez-vous en visioconférence, généralisé depuis quelques années, révèle à lui seul un basculement vers une stérilisation des pratiques. Tout lien humain y semble dissonant, presque suspect, étranglé d’avance par la mise en scène. Discuter spontanément, faire part de son expérience avec ses mots, partager le trouble ou la joie d’une situation… Tout cela paraît désormais déplacé. Comme si la parole vivante , celle qui jaillit avec ses silences, ses hésitations, ses intuitions n’avait plus sa place.

Je me souviens d’un temps, pas si lointain, où il suffisait de décrocher son téléphone pour parler à quelqu’un. Une vraie personne, en charge, disponible. Parfois, elle vous rappelait elle-même. On pouvait expliquer, mal comprendre, rectifier, écouter. Il y avait de l’humain, de l’imprévu, de la sincérité. Aujourd’hui, tout passe par la visio. Il faut s’habiller, se connecter, vérifier que l’image est bonne, que le fond est neutre. Il ne s’agit plus seulement de parler, il faut se montrer. Même sans le vouloir, on joue un rôle. Ce n’est pas un simple changement de format : c’est un véritable changement de culture. Avant, la voix suffisait. Le cadre visuel impose désormais ses règles , être clair, efficace. Et la parole change. On ne parle plus depuis un lieu intérieur, mais depuis une scène.

Cette perte est difficile à remarquer. Elle est discrète, presque invisible. Qui, en effet, peut voir ce qui n’a pas eu lieu ? Comment mesurer la perte d’un silence partagé ? Tout ce qui relevait de l’implicite, du subtil, de la spontanéité humaine s’efface peu à peu dans une communication de façade plus propre, peut-être, mais faussée. Et en même temps disparaît cette capacité à dire quelque chose de vrai non pas parce que les gens ne veulent plus parler avec sincérité, mais parce que le cadre ne le permet plus.

Ce n’est pas un simple changement d’outil ou de méthode. C’est une mutation culturelle. Et le plus troublant, c’est que nous nous infligeons nous-mêmes cet ordre de faire. Nous le percevons : nous nous voyons nous corriger, ou vouloir corriger ce qui devrait jaillir spontanément. Dans une posture, une manière de s’exprimer, on cherche un cadre, une validation, une mise en scène. C’est entré en nous. Ceux qui sont plus âgés s’en souviendront : le dialogue avec les institutions était plus riche, mais surtout moins auto-policé. Moins soumis à cette volonté d’obéir à des règles factices , mais désormais bien ancrées. Ce que nous perdons là est immense, même si nous n’avons pas toujours les mots pour le dire. C’est pourquoi il est si important de le nommer. Ce refus du contact direct n’est pas une simple maladresse bureaucratique. Il témoigne d’une fragilité humaine , d’une peur du réel.
Pour que cette situation change, il faudrait déjà commencer par voir ce qui est en train de se jouer. Mais c’est là le nœud du problème : il semble qu’il n’y ait même pas conscience de ce qui est en train de se perdre.

Posez la question, et l’on vous répondra :

« Mais non, c’est très pratique ! Je ne vois pas ce qu’une visio pourrait avoir de négatif, au contraire. Nous interagissons beaucoup plus, et d’ailleurs cela nous prend beaucoup de temps. C’est un vrai effort que nous faisons ! »

Justement. Ce que l’on nomme effort est souvent un simple ajustement à une norme morte. Ce que l’on appelle interaction est de moins en moins une rencontre. Et ce que l’on croit efficace est parfois ce qui étouffe le vivant.
Un affaiblissement du contre-pouvoir

Lorsqu’une association devient trop dépendante, elle perd inévitablement sa capacité à interpeller les pouvoirs publics, à dénoncer les injustices, à défendre les droits fondamentaux. Elle cesse d’être un contre-pouvoir démocratique. De la même manière que la science ne peut progresser sans une certaine autonomie , le monde associatif a besoin d’un espace libre pour observer, interagir, analyser, expérimenter, proposer. Il doit pouvoir agir en dehors des logiques politiciennes, des contraintes de visibilité ou des stratégies de communication.

Cette dérive, nous la vivons actuellement concrètement… Notre assureur, la MAIF, refuse de nous soutenir dans une situation grave, qualifiant notre dossier de politique , alors qu’il s’agit d’un fait objectif, une agression administrative de la part de notre bailleur social, qui a coupé toute communication avec nous et a multiplié les pressions pour réduire nos activités. Lire l’article détaillé : Les Vélos Marin Martinique en danger – Un appel à la mobilisation . Il ne s’agit pas d’une polémique, mais d’un abus concret et bien documenté. Ce refus d’accompagnement, de la part d’un acteur censé nous soutenir, nous interroge. Il révèle une tendance inquiétante, dès que la réalité dérange, qu’elle ne peut être digérée par les circuits de représentation habituels, elle est mise de côté. Il ne s’agit pas de malveillance. Il y a, plus profondément, une incapacité croissante à accueillir les faits dans toute leur complexité. Mais aussi peut-être une gêne, un conflit d’intérêt, une proximité trop grande avec les acteurs en cause. Cela aussi, il faut oser le nommer. Sans accuser, mais avec lucidité. Comment comprendre autrement cet abandon ? Comment ne pas chercher, au moins, les premiers éléments de réponse ? Le silence, les renvois de responsabilité, les refus en chaîne : tout cela en dit long. Et pose une question fondamentale pour toutes les structures indépendantes : Que reste-t-il de leur liberté de parole, d’action et de dénonciation, quand les soutiens eux-mêmes se désengagent dès que la parole devient dérangeante ?
Comment libérer l’action associative des contraintes actuelles ?

Libérer l’action associative de ses entraves supposerait d’abord de redonner du pouvoir aux initiatives endogènes , celles qui émergent du terrain, des réalités vécues, des besoins concrets. Il faut des réponses ancrées, nourries de la complexité du local, et non des modèles standardisés imposés sous couvert d’une conformité .
La transition écologique et sociale ne peut se réduire à une version simplifiée ou caricaturale, même portée par de bonnes intentions. Elle exige, au contraire, l’autonomie des dynamiques locales, la reconnaissance des spécificités territoriales, et un soutien institutionnel respectueux de l’intégrité des associations et de leurs pratiques ,au lieu de les transformer en simples prestataires.
Les institutions devront cultiver un véritable intérêt vivant, une attention proactive et responsable. Mais cela ne pourra advenir que si les deux parties , institutions et structures de terrain regardent dans la même direction, ou du moins s’accordent sur une base commune. Aujourd’hui, deux mondes se font face. D’un côté, un monde technique, pressé, obsédé par les indicateurs, les objectifs à atteindre. Un monde qui se contraint lui-même, enfermé dans ses propres échéances, dans la logique d’une performance abstraite. De l’autre, un monde imparfait mais incarné, humain, qui avance lentement et s’enrichit par essais, erreurs et recommencements. Un monde qui prend le temps d’observer, de comprendre, de tisser des liens, de s’ancrer dans le réel.

Tant que les institutions continueront de vouloir faire entrer les associations dans des cadres préétablis, sans reconnaître leurs richesses, la singularité de leurs méthodes, la force de leur enracinement, aucune collaboration véritable ne sera possible. Soutenir le monde associatif ne peut consister à le formater… surtout sans jamais assumer la responsabilité de ce formatage. Il s’agit, au contraire, de lui permettre d’expérimenter, d’innover à partir du réel, de conserver sa liberté critique. Ce n’est qu’en laissant émerger de véritables alternatives, vivantes, parfois dissonantes, que l’action associative retrouvera sa richesse, sa fécondité et sa puissance transformatrice. Dans bien des cas, elle porte encore la capacité d’inventer des réponses concrètes aux défis contemporains.
Une mutation du monde associatif

De plus en plus d’associations, autrefois plus enracinées dans les réalités locales, se structurent désormais en fonction des opportunités de financement. Cette mutation, loin d’être anodine, traduit une transformation lente, discrète mais profonde de la manière dont se construisent et se maintiennent les projets associatifs. Progressivement, la logique organique, façonnée par l’expérience et les liens humains, cède la place à une logique d’adaptation dictée de l’extérieur.

L’acte associatif, au lieu de naître d’un besoin incarné, d’un engagement libre et vécu, tend maintenant à se conformer à des exigences venues d’ailleurs : répondre à des appels à projets, cocher les bonnes cases, adopter les “bonnes pratiques”. En agissant ainsi, l’association s’éloigne de sa mission première. Son élan initial s’oriente vers autre chose : une stratégie, un modèle, qui la prive de l’ancrage qu’elle avait créé, ou qu’elle cherchait à créer. Elle tend à devenir un simple prestataire, un rouage dans un dispositif technique. Et tout cela s’opère insidieusement, dans une routine de procédures, d’indicateurs et de langage managérial, au sein d’un « bien-fondé » qui se persuade lui-même d’agir correctement.

Mais ce phénomène masque un dérèglement plus grave encore : l’affaiblissement des retours d’information émanant du réel. Tout système vivant ou intelligent , biologique, technique ou social , ne peut fonctionner ni s’ajuster sans une boucle de rétroaction efficace. Dans un organisme, l’absence de signaux de douleur, de fièvre ou de déséquilibre empêche toute régulation , le corps devient aveugle à lui-même, jusqu’à l’effondrement. Dans un système informatique, l’absence de feedback empêche toute correction : les erreurs s’enchaînent, les anomalies prolifèrent, le système se déconnecte du monde.

Il en va de même dans les associations. Si les signaux faibles du terrain sont étouffés, s’ils n’arrivent plus jusqu’aux décideurs, alors le système devient sourd et aveugle. Ce qui devait être une réponse directe aux mœurs humaines devient un écho administratif. Les conséquences de ce glissement sont graves , la remontée des besoins devient faussée. Si les associations se plient aux cadres imposés, les problématiques qui échappent à ces cadres deviennent invisibles, marginalisées, exclues. Ce qui devait être un outil d’expression des besoins populaires se transforme en prolongement de stratégies conçues d’en haut, devenues sourdes à ce qu’elles prétendent servir.
Refonder le lien entre institutions et associations : un premier pas essentiel

La relation entre pouvoirs publics et monde associatif s’est peu à peu réduite à une logique de prestation de services. Pour restaurer une véritable écologie sociale, il devient urgent de réinventer ce lien, en restaurant les boucles de rétroaction, aujourd’hui presque inexistantes. Les associations, censées être le cœur vivant des communautés, doivent redevenir des capteurs sensibles aux besoins réels, y compris ceux qui ne rentrent pas dans les cases administratives. Cela implique de défendre une culture du terrain, fondée sur l’écoute active, et de légitimer pleinement les savoirs d’expérience. Il est tout aussi vital de créer des espaces de dialogue direct entre institutions et acteurs associatifs, en dehors des cadres rigides des appels à projets. Car en dehors de ces cadres, aujourd’hui, il n’y a rien. Il faut favoriser des espaces informels : des lieux où l’on peut simplement parler, sans objectifs chiffrés, sans langage formaté. Chercher à entrer véritablement en relation avec les associations, par des retours qualitatifs, riches, respectueux, ouverts.

Servilité imposée ou consentement libre à la nécessité?

Face à cette standardisation des pratiques et à la pression constante pour adopter des modèles dits efficaces, certaines associations résistent encore. Souvent locales, à taille humaine, portées par des bénévoles, leurs méthodes ne sont pas des archaïsmes à dépasser, mais des formes d’intelligence enracinées, fidèles à une éthique de l’action. Leur apparente désobéissance aux injonctions technocratiques est, en réalité, une obéissance profonde , non pas aux pratiques dominantes, mais à la vérité du terrain, à une expérience directe du réel.

On peut distinguer ici deux types d’obéissance : Celle, mécanique, froide, imposée de l’extérieur, Et celle qui naît d’un consentement libre, vivant, à une nécessité perçue comme juste. Certaines pratiques associatives obéissent, oui, mais pas aux normes du moment, elles obéissent à la nécessité, à une logique d’attention, de justesse, de responsabilité devant le monde tel qu’il est. Ce n’est pas de la passivité, mais une tension active vers le juste, à l’image du mathématicien face à la rigueur d’un théorème, ou de l’artisan devant la matière qu’il travaille. Ces pratiques refusent la simplification, non par goût de la marginalité, mais parce qu’elles savent dans leur chair, qu’en simplifiant, on abîme. Ce sont des formes de connaissance incarnées, souvent silencieuses, mais puissantes, car elles obéissent à ce qui est juste.
Une attention à renouveler avec un soutien adapté aux réalités du terrain

Face à ces constats, nous pensons qu’il devient urgent de repenser les mécanismes de soutien aux associations. Le potentiel créatif et innovant, essentiel à la vitalité sociale, est trop souvent étouffé dans l’œuf par des logiques et des modes inadaptées, rigides, déconnectées des réalités concrètes. Cela supposerait de vrais changements. Un financement plus souple et ancré dans le réel, au début les subventions doivent être modestes mais basées sur une véritable compréhension des spécificités de chaque association, et non distribuées « en aveugle ». Elles doivent favoriser la reconnaissance et le respect de la diversité des approches, sans chercher à uniformiser. Une valorisation du travail de fond : privilégier les actions locales, durables, inscrites dans la durée, plutôt que des projets ponctuels, événementiels ou uniquement globaux. Ce travail patient, souvent discret, est le vrai moteur des transformations sociales. La reconnaissance des modèles non marchands : il faut savoir discerner le potentiel d’un projet avant tout à partir de ses bénéfices concrets et humains, et non seulement par ses retombées financières, utilitaristes ou médiatiques.
Une évaluation réinventée :

L’évaluation ne doit pas se limiter à la qualité formelle d’un dossier écrit. Elle doit permettre au projet d’évoluer dans son milieu, d’expérimenter et de s’adapter avant d’en tirer des conclusions. Toute structure se réinvente, surtout à ses débuts. Mais aujourd’hui, tout projet soumis à l’administration est jugé à 100 % sur son dossier initial, c’est un non-sens qui bloque la créativité et l’innovation. Ce potentiel est d’autant plus comprimé en Martinique, où un territoire saturé par des logiques spéculatives et administratives souffre d’un verrouillage des espaces essentiels à la vie sociale et démocratique.

Les associations doivent rester des lieux de création, d’innovation, et de réponse aux besoins sociaux réels, dans une dynamique d’évolution permanente. Pour cela, les subventions ne doivent pas être des outils de formatage, mais des leviers de liberté et de transformation. Mais la logique actuelle privilégie les actions visibles et ponctuelles, comme les événements de sensibilisation, au détriment d’un travail de fond, quotidien, patient, ancré dans le temps. C’est pourtant ce travail invisible qui permet des transformations profondes et durables. Nous le voyons, cette même logique conduit à l’appauvrissement des démarches de réemploi : on privilégie la récupération du « gratin », des objets faciles à valoriser, en laissant de côté le véritable travail de réparation, d’entretien et de transmission. La mission sociale est alors dénaturée, remplacée par une forme de sélection consumériste incompatible avec l’éthique du réemploi.

Le problème ne réside pas dans l’existence des subventions, mais dans leur mode d’attribution, trop souvent déconnecté des réalités de terrain, et dans l’absence d’un engagement humain réel et effectif. Une aide financière, si elle n’est pas accompagnée d’écoute, de présence, d’attention, reste insuffisante. Pour être utile, elle doit s’accompagner d’un suivi bienveillant, d’un accompagnement , et être articulée à d’autres formes de soutien mieux adaptées aux temporalités et aux besoins des petites structures. Trop souvent, les associations les plus fragiles, faute de ce regard attentif dès le départ, ne reçoivent aucune aide et s’essoufflent prématurément.
Quand le soutien se transforme en produit, et les lauréats en clients.

Formation ou formatage ?

Notre expérience, au début de notre initiative en 2021, illustre un aspect significatif de ce qui est exposé dans cet article.

Après avoir remporté un prix lors d’un concours organisé par Kaleidoscope, nous avons découvert que ce prix prenait la forme d’une formation. Une formation dispensée par les mêmes organisateurs. Loin de représenter un véritable soutien, cette formation exigeait de notre part une participation financière de 500 euros. Bien que lauréats, désignés par un jury, nous avons été contraints de refuser.

Non par principe, même si, avec le recul et l’expérience d’aujourd’hui, nous la refuserions sans hésiter mais tout simplement parce que nous ne disposions pas de cette somme. Ce moment a été révélateur. Il a mis en lumière la mise en scène de l’accompagnement : un simulacre de soutien, davantage centré sur l’événementiel que sur une aide concrète et adaptée. Il faut préciser que le coût total de cette formation s’élevait à plus de 4000 euros. Nous étions donc invités à payer une partie… sans qu’aucune garantie réelle ne soit donnée, ni en termes d’impact, ni d’utilité pour notre projet, ni même d’adéquation avec notre contexte local.

Cela nous pousse aujourd’hui à partager une réflexion plus large. Il semble que certaines aides gravitent autour de structures qui capitalisent sur la précarité des petites initiatives, qu’elles soient associatives ou entrepreneuriales. Nous savons une chose avec certitude : les 4000 euros mobilisés pour cette prétendue “aide” auraient permis de faire évoluer nos activités de manière exponentielle…

Nous avons eu deux autres accompagnements de ce type, entièrement gratuits, auxquels nous avons participé. Mais il est un fait indiscutable que la quantité investie dans leur organisation aurait été plus bénéfique si elle avait été donnée directement à notre structure.

Ces dispositifs s’inscrivent dans un système où le besoin d’aide est lui-même devenu un marché. Un marché souvent sans résultats tangibles, reposant davantage sur l’illusion d’un accompagnement que sur un soutien réel. Pire , derrière cette façade se joue une entreprise de formatage , qui façonne les projets et les porteurs de projets . Tout cela se déroule dans une indifférence préoccupante aux conséquences humaines, éthiques et sociales de ces logiques.

Ce mécanisme n’est pas isolé : il participe d’une dynamique plus vaste, où l’action globaliste , même lorsqu’elle se dit solidaire , tend à homogénéiser, lisser, neutraliser les spécificités, au détriment des réalités locales. En Martinique, cette dynamique prend une forme insidieuse. Trop souvent, les décisions économiques, politiques ou culturelles sont prises hors-sol, imposées depuis l’extérieur. Elles créent des opportunités qui sont aussitôt captées par des entrepreneurs. Mais ce faisant, ils oublient ou méprisent l’essence même de ce qu’ils prétendent soutenir. Ce sont alors les apparences qui prospèrent, pendant que le sens profond des actions, lui, s’érode. Il est urgent de sortir de ces approches « prêt-à-penser », de ce greenwashing et de ce social washing qui n’ont d’écologique ou de solidaire que le nom. Ces méthodes ne produisent que des apparences. Elles n’apportent rien de concret là où les besoins sont urgents, vécus, enracinés.

La Martinique ne peut être réduite à un modèle abstrait de développement global. Une transition réelle, profonde, et durable doit être locale, organique, humaine.

Le Marin, le 03 juin 2025

Les Vélos Marin Martinique