Un beau spectacle à l’Atrium : le Tartuffe de Deluge

— par F. Cuvillier —

  Pas facile, d’apporter quelque chose d’innovant à l’une des pièces les plus jouées du répertoire français ; ni de remettre au goût du public néophyte moderne un texte de trois siècles et demi, ni de faire monter sur les planches des amis dont ce n’est pas le métier premier, même s’ils connaissent la scène : les stars modernes qui se piquent du grand écran ont pour elles des micros, des prises à refaire, et non un direct devant des ados prompts à la dérision…
Hervé Deluge relève pourtant ce défi avec succès, audace et cohérence. Des choix courageux mais pertinents offrent au jeune public des émotions restaurées et un texte dépouillé des longueurs scabreuses auxquelles Molière, en son temps, avait été contraint pour se dépatouiller des dangers de la censure et satisfaire in extremis les nécessités du genre par un coup de théâtre ultime qui rétablissait une affaire pourtant bien sombre…
S’il fallait plaire à la cour en 1665, et ne pas dévoyer au code, Hervé Deluge préfère s’attacher à la signification humaine du texte, métaphoriser le train hypocrite et sans fin du monde, ne pas laisser les pudeurs du verbe classique cacher aux mœurs modernes l’arrogance provocante de Molière, qui lui coûta bien des soucis… (et le metteur en scène moderne de subir à son tour, comme si cette pièce était frappée de malédiction, les turpitudes de la critique, puisque toute action profonde entraîne une réaction équivalente, et que l’adaptation de la mise en scène est stupéfiante du début à la fin.)
Quelle invention ! quel mariage de Molière aux découvertes ultérieures du théâtre ! comme Jean Baptiste Poquelin aurait été enthousiaste d’utiliser un espace aussi vaste, un décor aussi poétique et chorégraphié, des objets qui, inattendus, s’intègrent pourtant avec astuce dans le jeu signifiant et varié des personnages, sans être de simples fioritures formelles, superflues ou gratuites : des trouvailles riches en finesses, en poésie, en humour, en nuances approfondies, non des effets de style hétéroclite ; elles répondent à l’intention première du texte, à la compréhension la plus avancée de l’objet-actant, du corps étendu de l’acteur, et dans l’olympe de la littérature, au cénacle des géants du théâtre, la rencontre de Molière et de Beckett, l’apparition d’un classicisme absurde, est un rêve que n’aurait pas renié Cocteau, qui lui aussi mêla l’ancien au moderne en cherchant ce sublime troublant de l’enfantin-désabusé.
Quand aux personnages, ils bénéficient d’une distribution judicieuse, et les menues imperfections du jeu instaurent un caractère tendre, familial, complice, tolérant, pédagogique avec le public. Le métissage dédoublé de la bonne est une belle réussite ; la fragilité adolescente correspond aux personnages de jeunes gens, tandis que sonne la maîtrise académique de l’oncle censeur ; la grand-mère a un relief époustouflant tant elle fait corps avec sa machine. Bien sûr, le public est curieux de voir ses « stars », et leur accorde un crédit de tolérance sympathique pour cet exercice nouveau. Il y a sans doute quelque chose d’encourageant de voir tenter l’expérience même si le vaste espace acoustique est impitoyable pour les voix, une touchante humilité à s’exposer sans garantie au public.
Mais surtout, surtout, il y a cette délicieuse appropriation antillaise des rapports amoureux, une ambiguïté préservée du personnage éponyme, et pour celle qu’il convoite, soucieuse de sa progéniture ou toréador à ses heures, toute la maturité d’une dignité malicieuse : la réalité de cette fanm-doubout met presque le texte en sourdine.
On espère qu’Hervé Deluge, nouveau shopper-rider-cul-de-jatte de la scène, n’est pas las de célébrer la fête du théâtre ; et l’on dit à sa troupe qu’elle a fait aimer aux jeunes martiniquais ce bel art qu’on voudrait enterrer. Un grand merci au théâtre national.

F. Cuvillier,

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http://www.madinin-art.net/theatre/tartuffe_comedie_introuvable.htm