« 360°, Passeport Caraïbe »

Pratiques artistiques émergentes dans une Caraïbe qui s’inscrit dans la contemporanéité.

— Par Scarlett JESUS * —

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On peut se positionner en défenseur des cultures traditionnelles menacées de disparition.
Parallèlement, on peut, avec autant de conviction, s’engager dans la promotion de créations artistiques contemporaines, délibérément en rupture avec une culture perçue comme étrangère.
Dans les deux cas, ne s’agit-il pas de promouvoir sur le devant de la scène des pratiques témoignant de l’inventivité de catégories sociales marginalisées dont elles expriment les modes de vie et façons de penser ?
Ainsi, les « arts de la rue », en banlieue comme dans les quartiers défavorisés de Guadeloupe, permettent à des jeunes, en rupture  avec une société dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, de s’exprimer à travers le hip-hop, la break danse ou encore le slam.
Une façon pour eux de tout chambouler en faisant leur « cirque ».
L’association guadeloupéenne Métis’Gwa collabore avec le Plus petit cirque du monde pour faire se rencontrer dix jeunes artistes, issus d’horizons divers de la Caraïbe, à l’occasion d’un projet en deux volets : un spectacle, en avril, à L’Artchipel, et divers interventions dans des lieux improbables tels que des maisons de quartiers, cours d’immeubles ou rues. Avec l’ambition, à plus long terme, de transporter ce spectacle dans d’autres lieux de la Caraïbe et, pourquoi pas, la perspective de la création d’une Ecole de Cirque.
En attendant la résidence d’un mois prévue en avril 2016 à L’Artchipel, une première rencontre de dix jours, avec sept des dix artistes prévus, accompagnés des directeurs, Sophie Balzing pour Métis’Gwa et Elefterios Kechgioglou pour le Plus petit cirque du monde, vient d’avoir lieu. Cette rencontre a débouché sur des ateliers et deux manifestations publiques intitulées « 360°, Passeport Caraïbe », sous-titrées « impromptus et valorisation des espaces ». L’une s’est déroulée au pied de l’immeuble « Les Lauriers », à Bergevin (PAP), le mercredi 14 octobre 2015; l’autre deux jours plus tard, le 16, à la maison de quartier de Fond Budan (Baie-Mahault).
Le travail présenté, conçu comme un « work of progress », est littéralement une performance.
Performance collective, d’abord, témoignant d’un niveau d’acquisition (et de réussite) élevé de techniques circassiennes, toutes liées à la maîtrise du corps. Que celles-ci aient trait à la musique, à la danse, à l’acrobatie ou encore au mime. Le corps, conçu comme un moyen de communication à la fois avec le public et entre artistes de langues différentes. Le corps, qui s’affiche comme un passeport interculturel en quelque sorte.
repetition_360degres-3Mais aussi une performance au sens artistique de « réalisation d’une Rencontre », toujours hasardeuse.
A la fois expérimentation, donnant forme à une pensée ; mais aussi transgression par rapport aux normes et codes artistiques établis que la réalisation questionne ; et enfin ouverture sur quelque chose d’inédit, de l’ordre du devenir, du vivant.
La performance débute alors en affichant ouvertement la prise de risque dans laquelle s’engage chacun des artistes. Symboliquement nus, en sous-vêtements, les artistes se lèvent d’une table où s’exerçait leur réflexion collective, pour revêtir leurs « tenues sociales » : petite robe courte, jeans et débardeurs, short et baskets ou même costume légèrement trop grand pour l’un.
La prise de risque se poursuivra avec des numéros aussi étonnants qu’inédits, qu’ils soient individuels ou collectifs. L’un cherche-t-il l’amour en égrainant sur son violon, de façon acrobatique, l’air de Carmen, « L’amour est enfant de Bohême » ? Le surgissement d’une danseuse en robe rouge sera-t-elle ensuite le réponse à cette mélopée ?
Et quel lien établir ensuite avec cette acrobate qui, dans un poirier parfaitement maîtrisé, tenant au bout d’un de ses pieds un arc tendu, déclanchera avec le doigt de son autre pied une flèche destinée à celui qui deviendra sa victime ?
Des liens se tissent d’un numéro à l’autre, sur le modèle de ces échanges qui s’établissent entre les insulaires de la Caraïbe –issus d’Haïti, de Sainte Lucie, de Grenade, de Guadeloupe- et d’autres individus vivant aux antipodes, sur le vieux continent.
repetition_360degres-2Quelle forme aura le spectacle qui sera présenté à L’Artchipel  à l’issue de la résidence d’avril 2016 ? S’il est encore trop tôt pour le dire, nous pouvons d’ores et déjà prévoir que, forts du niveau des artistes, qu’ils soient autodidactes ou diplômés (de l’Ecole Nationale des Arts du Cirque de Rosny, de Paris VIII ou enseignant à l’Ecole Nationale des Arts de Port-au-Prince), et avec le concours de Jean-Claude Bardu artiste chorégraphe référent, nous aurons droit à un spectacle de qualité. Susceptible néanmoins de bousculer les habitudes du public de Basse-Terre, en provoquant une ouverture vers d’autres formes de cultures, différentes de celles auxquelles celui-ci est habitué. Une ouverture salutaire vers l’Autre.
Quel impact auront ensuite les performances qui seront exécutées en direction de jeunes en déshérence dont certains ne voient d’autre issue à leur mal être et à leur révolte que la violence et la délinquance?
En valorisant leurs lieux de vie, en leur permettant de voir à quel niveau de réussite les arts dits « de la rue » peuvent prétendre, et ce au moyen d’une discipline de travail exigeante, cette initiative ne constitue-t-elle, bien mieux que des discours qu’ils soient politiques ou moralisateurs, une réponse à la situation sociale particulière de la Guadeloupe ?
Un grand bravo à tous les artistes, aux associations qui ont conçu le projet et à L’Artchipel qui l’a programmé.

Scarlett JESUS, membre d’AICA sc
(Association internationale des critiques d’art de la CaraÏbe du sud)
Chercheur associé au CEREA
(Centre d’études et de recherche en esthétique et arts plastiques).
Membre de Gens de la Caraïbe.