Tropiques-Atrium célèbre Haïti

— Par Selim Lander —

Ce mois de janvier 2022 a permis d’ouvrir au bénéfice du public martiniquais quelques « Fenêtres sur Haïti », selon le titre choisi pour cet ensemble de manifestations : cinéma, théâtre, musique, expositions. Si Haïti est en très mauvais état (et ce n’est, hélas, pas d’hier, on pourra consulter au premier étage de l’Atrium des panneaux sur lesquels sont rappelées quelques-unes des atrocités commises par François Duvalier), sa créativité est intacte. Ainsi ces diverses manifestations ont-elles fait souffler un peu d’air frais sur une Martinique trop longtemps privée d’événements culturels.

René Depestre, on ne rate pas une vie éternelle, un film d’Arnold Antonin

Ce film tourné en 2016 alors que René Depestre avait exactement 90 ans, le montre dans une forme éblouissante. Disert, drôle, avec la modestie qui sied à qui n’a plus rien à prouver. Le simple récit de sa vie, puisqu’il s’agit de cela dans le film, une sorte de « Depestre par lui-même », parle suffisamment en sa faveur sans qu’il lui soit nécessaire d’en rajouter. Lycéen jugé indocile dans sa ville natale de Jacmel, on l’invite à aller voir ailleurs en lui offrant une bourse pour étudier en France. Communiste et trop engagé dans la lutte anticoloniale, il en est expulsé, part en Tchécoslovaquie d’où il sera là encore expulsé. On est alors en 1952. Retour en Haïti où Duvalier qu’il a connu dans sa jeunesse et qui dirige depuis peu le pays essaye vainement de le rallier à sa cause. Il trouve refuge au Brésil chez son ami Georges Amado rencontré à Prague, puis au Chili à l’invitation de Pablo Neruda dont il avait été le secrétaire, toujours à Prague. C’est là où il reçoit une solide formation révolutionnaire, guérilla comprise. Il s’installe ensuite à Cuba où, ses lettres de créance révolutionnaire aidant, il occupe un rang élevé au ministère des Affaires étrangères.

René DepestreIl y restera 20 ans. Le régime ayant changé de nature, il repart pour Paris, cette fois à l’invitation du secrétaire général de l’Unesco, le Sénégalais Amadou-Mahtar Mbow, connu pendant les années d’étudiant à la Sorbonne. Enfin, la retraite venue, il s’installe à Lézignan-Corbières (Aude) où il poursuit dans le calme l’œuvre littéraire entamée dès sa jeunesse, d’abord comme poète, puis comme essayiste et romancier. Hadriana dans tous mes rêves reçoit le prix Renaudot. Il y témoigne d’un certain donjuanisme dont il ne se cache pas dans le film (même s’il réfute le terme).

Depestre est l’un de ces intellectuels du Tiers-Monde grandi dans l’entre-deux-guerres, pris dans les méandres de la guerre froide, communiste convaincu (et plus longtemps que d’autres : on se souvient de sa querelle avec Césaire à propos du réalisme socialiste, « fous-t-en Depestre fous-t-en laisse dire Aragon ») et qui, grâce à son intelligence, son charme, son opiniâtreté, a pu naviguer d’un côté à l’autre du rideau de fer tout en construisant une œuvre. Il est enfin un merveilleux interprète de son propre personnage, ce qui rend le film passionnant de bout en bout.

Ton beau capitaine, une pièce de Simone Schwarz-Bart

Simone Schwartz-Bart est une écrivaine ancrée dans sa Guadeloupe et les Antilles depuis son premier livre, Un plat de porc aux bananes vertes (1967), co-écrit avec son mari André Schwarz-Bart. Elle a signé seule, entre autres ouvrages, le beau roman Pluie et vent sur Télumée Miracle (1972). Ton beau capitaine (1987) marque sa venue au théâtre, une pièce qui raconte l’exil en France d’un certain Wilnor, travailleur haïtien qui ne demeure relié à sa femme Marie-Ange demeurée au pays que par les cassettes qu’ils enregistrent et s’échangent.

Maud Galet Lalande qui signe la mise en scène a choisi de gommer toute référence géographique, accentuant ainsi la dimension universelle du propos. Elle a également décidé de situer la pièce en hiver, contribuant ainsi à accentuer le sentiment d’éloignement chez Wilnor. À un moment la neige se mettra même à tomber.

La pièce ne vaut pas par ses péripéties, assez convenues, mais par une forme littéraire qui rend crédible les personnages, celui qui est présent sur scène et celle qui n’existe que par ses messages enregistrés. La mise en scène de M. Galet Lalande et la scénographie et les vidéos de Nicolas Helle (auxquelles il faudrait joindre la lumière de Vincent Urbani) contribuent d’une manière éclatante au succès de la représentation. Une boite ouverte représente le pauvre logis de Wiltord. Un imposant radio-cassettes constitue l’unique signe de richesse. Sur le mur du fond apparaissent des projections de Marie-Ange, souvent plus grande que nature, parfois multipliée, pour un résultat impressionnant. Ainsi, dans cette mise en scène, Marie-Ange est-elle finalement présente sinon physiquement, du moins par le truchement d’une image magnifiée, ce qui traduit bien l’état d’esprit d’un Wiltord obsédé par le manque de sa femme.

Avec Lamyne Diarra (Wiltord) et Mariam Dembele (Marie-Ange).

Célimène Daudet au piano

Ludovic Lamothe

Née à Aix-en-Provence (en 1977) mais franco-haïtienne, interprète reconnue de la musique romantique comme de Jean-Sébastien Bach, Célimène Daudet est arrivée à Fort-de-France avec au programme quatre impromptus de Schubert (dont un en particulier, le second, a permis d’admirer sa vélocité) suivis par des pièces de trois compositeurs haïtiens dont elle a exhumé des partitions parfois simplement manuscrites.

Si Edmond Saintonge (1861-1907) est né à Port-au-Prince, sa famille a dû s’exiler en France quand il était enfant, à la suite de la chute du président Sylvain Salnave. Devenu orphelin très jeune, Saintonge a appris la musique dans la famille qui l’a recueilli. Il s’installera ensuite en Haïti comme pharmacien, tout en pratiquant divers instruments. Ludovic Lamothe (1882-1953) et Justin Elie (1883-1931), du même âge, ont effectué ensemble le même parcours : études à Port-au-Prince à Saint-Louis-de-Gonzague puis Conservatoire à Paris. De retour en Haïti, ils accompliront ensemble des tournées de concert. Cependant, tandis que Justin Elie s’installera dès 1922 à New York, Ludovic Lamothe, « le Chopin noir », demeurera en Haïti où il fera figure jusqu’à sa disparition de représentant de la musique « officielle ».

Ces compositeurs ont réalisé une synthèse entre la musique savante apprise à Paris et celle de leur pays. Les morceaux interprétés par C. Daudet (qui a par ailleurs enregistré un disque baptisé « Haïti mon amour ») sont pour la plupart assez dansants, avec des accents de merengue. Lamothe se distingue dans ce programme par un morceau intitulé Loco inspiré par les sonorités des tambours vaudou.

Pour finir, on ne peut que saisir une nouvelle fois l’occasion de déplorer que les chaînes de radio, en Martinique, ne proposent pas à la jeunesse et plus généralement à la population une musique savante, qu’elles nous confinent dans des harmonies et des rythmes répétitifs et simplistes. Quand nos élites se mobiliseront-elles pour qu’on puisse recevoir France Musique (et France Culture) sur son transistor ou son autoradio ? L’enjeu est loin d’être anodin mais nul, hélas, ne semble s’en soucier.

BélO

BélO

BélO (Jean-Belony Murat) est né en Haïti en 1979. Prix Découvertes RFI en 2006 pour son premier disque, Lakou trankil, il a enchaîné ensuite les tournées et les disques : Référence, 2008, Haïti Debout, 2011, Natif natal, 2014, Dizan, 2016, Motivasyon, 2019. Accompagné en Martinique par une batterie, un clavier, une guitare et une guitare basse, s’accompagnant lui-même avec une guitare acoustique comme à ses débuts, il produit une musique populaire de qualité, riche d’influences diverses, avec un volume sonore mesuré [merci !] pour laisser entendre ses textes en créole, des textes militants pour la plupart. Il a en Martinique un public qui connaît ses morceaux et peut parfois chanter avec lui, un public néanmoins assez restreint et la grande salle de l’Atrium était loin de faire le plein, même en demie- jauge.

Le chanteur a une vraie présence. Il bouge beaucoup, dépense beaucoup d’énergie, danse et saute sur le plateau. Il interpelle ses musiciens et le public qui lui répond. Une bête de scène mais qui ne la ramène pas, bref, sympathique.

Deux expositions

Denis Smith – Maternité

Deux expositions sont également au programme de cet hommage. Une exposition individuelle, Les Âmes tatouées de Ralph Allen (né en 1952 à Port-au-Prince). Il peint en particulier des tableaux conçus comme autant de projets de fresques murales, tel le triptyque intitulé Chaos et harmonie reproduit partiellement en tête de cet article. Certains tableaux sont faits de papiers de diverses couleurs froissés, récupérés et collés. R. Allen pratique également avec plus ou moins de bonheur le nu féminin.

L’exposition collective Ayiti la divine – entre spiritualité et beauté, en coproduction avec la galerie Colette Nimar (Fort-de-France), réunit des œuvres apportées par la galerie et d’autres prêtées par des collectionneurs. Elle offre un panorama très varié de la peinture haïtienne contemporaine, loin de se résumer à l’art naïf, même si ce dernier n’est pas oublié : ainsi le tableau de Denis Smith reproduit ci-contre, intitulé Maternité.

Expositions jusqu’au 19 février 2022, Tropiques-Atrium – scène nationale, Fort-de-France.