« Tabula rasa » une création écrite et dirigée par Violette Pallaro

— Par Michèle Bigot —

Ils sont cinq à table. Ou plutôt quatre, car il y a toujours une place vide pour la mystérieuse narratrice. La table est le symbole du cercle familial ; en tout cas, elle représente le lieu de la relation : on y mange, on y parle, on s’y retrouve ou bien on s’y querelle. Au fond, c’est comme un nouveau lieu scénique imbriqué dans le premier, car chacun joue un rôle dans la configuration familiale. Les caractères s’y affirment, les conflits y naissent : la place qu’occupe chacun autour de la table fonde et symbolise son rôle. La mère est près de la cuisine, le père trône en bout de table, et les enfants mâles tentent de se rapprocher de la place du père ou à la lui usurper en cas d’absence. Et les filles, elles ont ce qui reste : variables d’ajustement. Les révoltes et les insurrections commencent à table, lorsqu’il y en a un qui veut changer de place. Pour tout changer ne dit-on pas « renverser la table » ? c’est ce que fera la mère quand elle sera venue au sommet de son exaspération. Elle s’empare d’une tronçonneuse et découpe la table en deux. C’est radical, mais comment dire mieux que la fracture de la micro-société familiale advient souvent par la révolte (ou par la disparition) de la femme du foyer, épouse et mère exténuée?

Cet habile dispositif, éminemment théâtral, puisqu’il produit un effet de théâtre dans le théâtre, va permettre d’enchaîner facilement les scènes (il suffit de débarrasser la table, ou comme on dit de « remettre le couvert » pour qu’une nouvelle partie recommence, tout aussi folle et perverse que la précédente. Car le trait est chargé ! On applique à la lettre la formule de Gide « Familles, je vous hais ! ».

Tableau cruel que celui de la vie familial, mais juste, acerbe et drôle. Les conflits, les malentendus (ou pas entendus du tout), les rivalités, les jalousies, les carences parentales, les débordements des enfants, les orgies sinistres et autres repas de fête convenus, tout passe à la moulinette de cette satire implacable. Chacun s’y retrouve, pas toujours dans le beau rôle ! C’est féroce et jouissif.

On passe de la satire à la bouffonnerie farceuse, les verres et les assiettes valsent (puisque c’est le destin des assiettes que de subir les crises). Les personnages sont des types humains décrits sans concession ni pitié : le père est indiscret, dragueur, vulgaire, faible et veule. La mère est à la fois malléable et méchante, le fils est mutique et prostré ! La belle fille ne sait plus quoi dire ni où se mettre.

Il s’agit aussi de questionner l’imposture et de trouver la voie d’une réinvention de soi, conformément à ce que recherche l’auteure Berlinda Cannone. A cet égard, le spectacle comporte quelques scènes très fortes : mentionnons le récit que fait une mère pour comprendre et sauver sa fille anorexique :« Je suis là bas tôt vers 9h, je vais d’abord aux urgences on me dit  « c’est grave » et on m’emmène voir le service pédiatrie je vois un médecin Il me dit à nouveau « c’est grave » je vois ensuite le chef de clinique il me dit « c’est grave vous allez être reçu par le Professeur ». Il demande que le père soit également présent ». Désarroi et impuissance de la mère !

Ou cette autre scène dans laquelle le père et la mère croient reconnaître en une inconnue dans la rue leur fille disparue depuis dix ans. Le passage hésite entre le traitement burlesque et dramatique. Comme d ‘autres, il est sur le fil du rasoir.

L’écriture de ce spectacle est à la croisée entre recherche documentaire, réminiscences littéraires et écriture de plateau, laissant la place aux propositions des acteurs. Le dispositif scénique s’organise autour d’une table et ses rallonges : en fond de plateau, un grand miroir incliné offre au spectateur un reflet de la scène ainsi dédoublée et un nouveau point de vue. La répétition déformée qu’il offre de la scène en dénonce manifestement le caractère caricatural et surjoué. Tous les changements d’espace sont effectués à vue, sans recours au noir, par les acteurs eux même, puisqu’il ne s’agit pas de dissimuler l’artefact théâtral mais au contraire de l’utiliser à des fins parodiques. C’est dans cette ambiance de cirque que se déroule l’action reposant sur une suite de tableaux pour lesquels c’est le propos qui fait cohérence : toute la violence latente ou patente des relations familiales, toute la peine qui affecte chacun à la recherche de son rôle parmi les siens sont déclinées sous différents aspects, dans des environnements et des situations variés. Mais la problématique est une.

On a là comme une partition musicale où, comme dit Voltaire, les cris, les bruits de vaisselle brisée, les bruits agressifs « forment une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer ».

Aucun temps mort, une exploitation pleine et entière de l’espace, un jeu d’acteur virtuose et rigoureux, bref un magnifique moment de théâtre, parmi les plus beaux spectacles du off de cette année. Le public ne s’y est pas trompé.

Michèle Bigot

Madinin’Art