Oblomov

oblomov— Par Michèle Bigot —

Oblomov,
D’après Ivan Gontcharov,
Conception et mise en scène : Dorian Rossel,
Festival d’Avignon off, La Caserne des Pompiers, juillet 2014

La troupe qui est à l’origine de cette création résulte de la rencontre de deux compagnies suisses sur ce projet : « O’Brother Company » et « La Compagnie STT (super Trop top) ». Dorain Rossel qui assure la mise en scène insiste sur l’ouverture de cette écriture théâtrale qui prétend interroger des textes ou une problématique contemporaine. Le spectacle résulte du travail d’une équipe de créateurs, qui revendiquent une écriture scénique polysémique et plurielle. Dans un tel projet collaborent à la création collective dramaturgie, scénographie, créations musique et lumière⋅
La pièce repose sur une adaptation pour la scène du roman éponyme de I⋅ Gontcharov (1859)⋅ Le protagoniste Oblomov est un anti-héros avant la lettre, jeune aristocrate russe s’enlisant dans une paresse et une indifférence au monde qui confine à la dépression⋅ Mythe littéraire russe, il représenta aussi, d’un point de vue plus réaliste l’oisiveté et le désenchantement de l’aristocratie russe, dont sortira l’anarchisme et le mouvement révolutionnaire⋅
Mais le mal-être du héros excède de beaucoup le caractère fataliste et paresseux du petit propriétaire terrien russe pour accéder au rang de parangon de l’homme dépressif, en proie à la procrastination, au défaitisme, à l’indolence pour se complaire dans une vie végétative.
Mais le personnage présente aussi des qualités de cœur : il est fidèle à ses rêves d’enfant, il est apte au bonheur dans la médiocrité et présente une forme de sagesse comparable à celle d’Alceste. En outre c’est un sentimental et un homme profondément droit et honnête. Une sorte de héros antisocial, à sa façon nonchalante. Par ces travers, comme par ses qualités, il représente l’eidos de l’âme russe, dans laquelle chacun peut reconnaître une partie de sa personnalité, un tropisme, un penchant, voire pour certains une forme d’idéal.
C’est là qu’Oblomov trouve un écho dans la jeunesse d’aujourd’hui, en proie au spleen, revenue des idéaux de la militance, méprisant les mondanités et soucieuse de conserver intact le goût d’une vie simple et droite, de revenir aux valeurs essentielles. On peut comprendre qu’une troupe théâtrale ait envie de donner vie à cette nouvelle forme d’humanisme en faisant du héros un homme sympathique ou tout du moins équivoque. Il est tout l’opposé de son ami Stolz qui incarne le dynamisme et une certaine naïveté dans sa croyance à l’action et au progrès.
Une autre thématique trouve un écho dans les consciences de l’homme contemporain, celle de la passion amoureuse. Irrésistiblement Oblomov est aspiré par le tourbillon de l’amour-passion, mais il s’en détourne délibérément par peur de l’échec et par crainte des responsabilités. Loin de s’embarquer aveuglément dans une histoire passionnelle, comme le fait volontiers la femme, il reste sur le bord et regarde passer le navire de la vie, quitte à se satisfaire de plus médiocre. Il préfère trouver refuge et sécurité affective auprès d’une femme modeste, qui lui assurera le confort matériel, symbolisé par la nourriture. Lâcheté ou courage ? aboulie pathologique ou sagesse ? Là est toute l’ambiguïté du personnage, laquelle résonne toujours  en chacun de nous.
La modernité de ce texte, soulignée par les choix de mise en scène repose sur le caractère ouvert de cette problématique ; la question ne pouvant être sanctionnée par aucune morale, échappant à tout jugement.
Tout le travail d’écriture scénique a visé à mettre en avant cette profonde ambivalence du personnage. Ainsi par exemple, le jeu des comédiens, dans les déplacements et dans la gestuelle, accentue le contraste entre le caractère mondain et superficiel du groupe d’amis petersbourgeois, en proie à une vaine agitation et le flegme lymphatique du héros. Les contrastes de tonalité sont légion, certains passages frisant le comique de farce, tandis que d’autres touchent au pathétique. Notons le jeu exceptionnel de l’acteur qui incarne Zakhar, le domestique, parangon d’humilité et de fidélité à son maître. On hésite entre l’admiration pour son dévouement et l’irritation devant tant de goût pour la domination. Dans cette lecture, les personnages sont volontiers arrachés à leur déterminisme social et historique pour accéder au statut de types humains.
La scénographie est admirable ; elle joue sur des couleurs tranchées où dominent le bleu et le jaune. Elle repose sur une division de l’espace scénique en deux parties, avant-scène et coulisses, au moyen d’un écran de plexiglass oblique, dégageant des reflets bleutés. Un rang de chaises recouvertes d’étoffes chatoyantes figurera le confort d’un intérieur pétersbourgeois, non moins que les empilements de tapisseries et autres couvertures connotant le froid de l’hiver russe et le réconfort douillet de la maison.

Avignon, le 20/07/2014

Michèle Bigot

Photo Laurent d’Asfeld