Mary Prince d’après The History of Mary Prince, récit autobiographique d’une esclave antillaise

— Par Michèle Bigot —

M.E.S. Alex Descas

avec Souria Adèle

Théâtre municipal de Fort-de France, 2/02/2017

Ce spectacle présenté en 2015 à l’Albatros, dans le cadre du festival d’Avignon par la compagnie Man Lala, présente une séquence de textes extraits d’un récit autobiographique. Il s’agit du premier témoignage publié en 1831 à Londres, sur les conditions de vie de son auteur, Mary Prince dans les colonies britanniques. Née esclave dans une colonie des Bermudes vers 1790, elle est vite séparée de ses parents lors d’une vente des esclaves de la maison. Ses premiers maîtres la traitent avec humanité; elle bénéficie même d’un enseignement rudimentaire, et elle est trop jeune pour comprendre sa condition d’esclave. Mais très vite elle fait l’apprentissage de l’affliction par la séparation brutale d’avec les siens dans son plus jeune âge. Ecoutons-la:

Je ne savais ni où j’allais, ni ce que mon nouveau maître ferait de moi, j’avais le coeur brisé de chagrin et mes pensées retournaient sans cesse vers ceux dont on m’avait si brusquement séparée. Je n’arrêtais pas de me dire: « Oh, ma mère! Ma mère! Oh, ma maman, et mes soeurs, et mes frères, vous reverrai-je un jour? »

Sa condition va se détériorer de façon continue car elle va être vendue successivement à différents maîtres dont la cruauté n’a d’égale que leur cupidité.

Commence alors une descente aux enfers, qui sera tempérée tardivement par son mariage, sa découverte de la religion et son départ pour Londres comme bonne d’enfants chez des maîtres qui l’aideront à présenter au parlement une pétition dans laquelle demande assisance pour obtenir le rachat de sa liberté d’un maître qui la lui refuse obstinément.

L’ensemble de ce bref récit est aussi juste que bouleversant : ce qui le rend si précieux c’est sa véracité, son absolue sincérité non moins que sa densité. Seulement pourvue d’une éducation frustre, Mary possède l’art du récit comme une vertu innée: une abondance de faits, une intelligence des caractères et des situations, une description fine et juste des actes les plus barbares: la distance avec la réalité de l’esclavage au quotidien est idoine: elle permet de toucher le coeur sans compromettre la compréhension. Mary est à la fois dedans et dehors, victime la plupart du temps, quelquefois actrice courageuse, toujours témoin. Sa parole est d’or, et elle sait intuitivement l’art de l’ellipse.

Alors, comment restituer sur scène un récit d’une telle force, sans rien perdre de son acuité?

Le défi est relevé par la compagnie Man Lala, la performance est intelligente: le choix de la sobriété guide l’ensemble de la mise en scène: plateau nu, noir ambiant, lumière habilement distribuée, déplacement et gestuelle sobres: l’essentiel de l’émotion est porté par l’expression du visage de l’actrice, et par sa diction. On a retranché du texte les enchaînements, ainsi que les passages d’intérêt secondaire pour mettre en valeur les moments les plus intenses. Le spectateur saisit d’emblée la visée universelle du récit et du plaidoyer. Ajoutons cependant qu’il aurait été possible (souhaitable?) de souligner cette dimension universelle du récit en gommant les quelques détails réalistes qui en diminuent la portée: le choix d’un costume « couleur locale », par exemple, est contestable: certes, il convient de dire le contexte historique: l’esclavage est inscrit dans l’histoire: c’est l’empire colonial britannique qui est en cause ici, non moins que tous les autres colonialismes. Mais hélas, l’esclavage a-t-il disparu des temps modernes, ou est-il seulement moins connu? La prolétarisation du travail, au service de la religion du marché en est un nouvel avatar. Ecoutons ce qu’en dit Roland Gori: « Aujourd’hui, ce n’est plus seulement le « guerrier » qui réduit par la force le vaincu en esclavage, en chose, en propriété, le dépossède de ses droits. Dans une série d’enquêtes et de témoignages sur la vie des ouvriers des usines chinoises de Foxconn qui fabriquent les iPhone, Kindle et autres technologies de pointe, on constate une organisation du travail de production qui dépossède les employés de leur capacité de penser et de réfléchir, les réduisant à une série de gestes répétitifs et simples et les rendant apathiques. Les témoignages sont bouleversants: « Les machines ressemblent à d’étranges créatures qui aspirent les matières premières, les digèrent à l’intérieur et les recrachent sous forme de produit fini […] Nous sommes devenus leurs domestiques.J’ai souvent pensé que la machine était mon seigneur et maître, dont je devais peigner les cheveux. Il fallait que je passe le peigne ni trop vite ni trop lentement, afin de ne casser aucun cheveu, et le peigne ne devait pas tomber. Si je ne faisais pas bien, j’étais élagué. »

Est-on si loin du texte de Mary Prince, et ne faut-il pas au contraire lui conférer toute l’audiance qu’il mérite? On est saisi par le discernement dont fait preuve Mary, qui s’aiguise au fur et à mesure que sa condition empire. Elle saisit avec acuité les mécanismes de la déshumanisation dont elle est victime: dépossession de soi, non seulement de son corps, torturé à l’envi, mais de son âme, en vertu de l’arbitraire et de l’injustice qu’elle subit: Il ne se passait pas de jours sans que ces garçons ne reçoivent le plus sévère traitement, souvent pour rien du tout. On aurait dit que mon maître et ma maîtresse pensaient qu’ils avaient un droit à les maltraiter à leur gré et ils accompaganaint très souvent leurs ordres de coups, que les enfants se conduisent bien ou mal.

Peut-on dire plus clairement l’arbitraire, le déni des droits humains qui sont au principe de la servitude? Si les châtiments corporels et l’horreur quotidienne en sont l’expression la plus cruelle, la dépossesion de soi en est l’expression ultime, le comble de la violence faite à l’homme. Ici Mary semble dire de l’âme ce qu’Augustin dit du temps:

« Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas! « . Si on a tort d’hypostasier l’âme, il n’est pas inutile de rappeler que c’est le point ultime de refuge de l’être, comme nous le rappellent Primo Levi et avec lui toutes les victimes de viol. Et de façon aussi éclairante Mary Prince: sa parole est convaincante: J’ai été esclave, j’ai ressenti ce que ressent un esclave et je sais ce qu’un esclave sait. De façon pertinente, la mise en scène du texte ouvre et se ferme sur cette parole indépassable.

Car c’est bien son âme qu’on a volée à l’esclave, après avoir martyrisé son corps. Et voilà pourquoi Mary trouve un tel refuge dans la religion. Dans sa rencontre avec les frères Moraves. On sait que la secte des frères Moraves a incarné une force d’opposition à l’Eglise romaine. Persécutés dès 1460, ils ont prôné pendant longtemps la fraternité des hommes sans distinction de classe, de nation ni de couleur. Ce n’est donc pas par hasard que Mary trouve auprès d’eux le réconfort moral et la réaffirmation de son être profond: même la reconnaissance de son statut de pêcheresse lui est un baume, car on lui reconnaît la responsabilité de ses actes: on la traite en humain libre et intègre. En outre, les frères vont lui apprendre à lire, reconnaissant son intelligence et confirmant ainsi sa pleine dignité d’être humain.

Quelle surprise que de trouver dans ce récit d’une esclave du début du XIXème siècle des lumières susceptibles d’éclairer le monde contemporain! Car l’entreprise de déshumanisation est bien au principe du « technofascisme » dont s’accompagne la religion libérale. On en retrouve les effets dans le totalitarisme technocratique, la montée des racismes, des populismes de tout poil, et l’ensemble de ce monde sans esprit qui nourrit les régressions et le salafisme djihadiste. On ne saurait trop rappeler ce qu’avance Hannah Arendt: « Il est intéressant de noter que le mot latin homo désignait à l’origine un être qui n’était rien qu’un homme, une personne sans droits et, par conséquent, un esclave. »

Merci donc à la troupe Man Lala de nous avoir fait partager la force de ce témoignage, de l’avoir proposé à notre entendement, même si on croit qu’ils en ont quelque peu restreint la portée, à leur insu. Mais comprendre, discuter, et alimenter par sa propre expérience, n’est-ce pas là le rôle du « spectateur émancipé »?

Fort-de-France, le 05/02/2017

Michèle Bigot