Guillaume Pigeard de Gurbert : l’art, hier & aujourd’hui

— Propos recueillis par : Christian Antourel —

g_p_gGuillaume Pigeard de Gurbert , professeur agrégé, docteur en philosophie, enseigne en khâgne .Membre du jury du Capes de philosophie. A enseigné la philosophie de l’art à l’institut Régional des Arts Visuels de la Martinique entre 2005 et 2010.
Nous l’avons rencontré au cours d’une série de conférences qu’il donnait aux Foudres Habitation Saint-Etienne

A propos de l’art du portrait selon le Titien, ne pensez vous pas qu’il est plus aisé de peindre un portrait en buste ou autres où l’expression du visage et le talent de l’artiste y sont répartis, dans un espace plus ample, et pour le Titien en particulier dans le travail des mains, que de se consacrer à la seule difficulté de la révélation du modelé du visage, et du caractère ?
L’originalité des portraits du Titien réside en effet dans le nouveau cadrage des personnages peints. Titien élargit le cadrage pour inclure les mains dans le portrait. Avant lui les portraits se concentrent sur le visage et ne descendent pas au-dessous de la poitrine. Titien, lui, réalise des portraits « en main », autrement dit à mi-corps. C’est de ce point de vue l’inventeur de ce qu’on appellera au cinéma le plan américain, comme me l’a fait remarquer le photographe J.-L. de Laguarigue. C’est que les mains parlent autant que le regard. Les mains ne sont pas des membres du corps mais des fonctions de l’âme. De ce point de vue, chez Titien la Renaissance n’est pas le retour au modèle de la sculpture antique mais la reprise de la philosophie grecque. Aristote disait que « l’âme est comparable à la main. » Les mains d’un personnage, la position de son poignet, la direction de ses doigts incarnent son état d’esprit et sa personnalité. Faire un portrait ce n’est plus peindre les traits du visage mais, si l’on peut dire, saisir les traits des mains. A cet égard, L’homme au gant est un portrait emblématique de l’art du Titien : le corps du personnage disparaît dans l’obscurité du décor avec lequel il se confond pour souligner deux éclats de lumière : le front et les mains. Lorsque Titien fait son autoportrait à la fin de sa vie, il se représente, comme de juste, un pinceau à la main.

-Cézanne et Picasso. Les divergences de parcours de ces deux peintres font-elles que malgré l’esprit d’une même sensibilité picturale 🙁  le cubisme. Cézanne étant considéré comme le précurseur du Cubisme) « L’espace de la peinture » se définit sur deux modes de fonctionnement  différents?
On se représente spontanément le cubisme comme une sorte de géométrie appliquée à la peinture, alors que le cubisme de Picasso n’est pas une géométrie dans l’espace mais un art du temps. Il faut se souvenir que le temps ne se réduit pas à la seule succession qui fait la différence entre avant et après. Le temps c’est aussi ce qui fait que les choses arrivent au même moment. Autrement dit la simultanéité ne relève pas moins du temps que la succession. Kant rappelle dans la Critique de la Raison pure que la simultanéité est un mode du temps et que deux choses ne peuvent être à côté dans l’espace qu’en y étant en même temps. Du coup on peut donner une définition kantienne du cubisme de Picasso, comme je le propose mon dernier livre sur Kant et le temps. Ainsi les nombreux portraits cubistes que Picasso peint de Dora Maar entre 1936 et 1945 apparaissent comme une tentative de transcender par l’art le calvaire de l’amoureux qui ne peut jouir, dans la perception naturelle, des profils de l’aimée que l’un après l’autre : les beautés du visage de face ne peuvent pas être vues en même temps que les charmes du profil, ni en même temps que les grâces du visage de trois quart, etc. Picasso peint simultanément tous les profils de Dora Maar : le nez est vu de face en même temps que l’œil est vu de profil. Ce qui est pris pour une représentation monstrueuse est en fait une image amoureuse. Picasso réalise l’impossible rêve de l’amoureux de voir l’aimée de tous les côtés en même temps. Ainsi l’espace cubiste, où les profils des choses et des êtres ne sont pas seulement juxtaposés les uns à côtés des autres mais sont coprésents, est-il un espace qui baigne dans le temps. A contrario, Cézanne cherche à produire un espace libéré de toute dimension temporelle, un espace pur qui pose les choses dans leur être absolu, en dehors du temps.

Dans les temps modernes, le personnage de Charlot lutte pour survivre dans le monde industrialisé, mais paradoxalement Chaplin allonge la durée du film et avec ce sujet « catastrophe ».il vise l’universalité. Est-ce là, la modernité de Charlot ?
Chaplin réalise les Temps modernes en 1936, c’est-à-dire en pleine crise financière : c’est déjà une très forte conjonction avec la période actuelle. Il sait que le cinéma n’est pas un art comme un autre mais dépend d’un lourd appareillage technique et de financements économiques conséquents. Du coup il interroge le fonctionnement non pas artistique mais économique, social et politique du cinéma. Il invente la vidéosurveillance : dans l’usine, ce ne sont pas les ouvriers qui regardent les écrans mais les écrans qui surveillent les ouvriers. De plus le cinéma est parlant depuis 1930. Or, les Temps modernes est le premier film proprement muet de l’histoire du cinéma ! Avant 1930, le cinéma dit « muet » ne l’est pas vraiment puisque les acteurs n’avaient pas la possibilité de parler. Il fallait que la technique permette d’ajouter la parole à l’image pour qu’un cinéaste puisse décider de donner la parole à ses personnages ou de les en priver. C’est ce que fait Chaplin dans les Temps modernes : on entend bien des voix, des paroles mais elles n’émanent jamais des humains mais toujours des machines (écran, disque, radio). Même le patron ne parle jamais en personne. C’est seulement son image sur un écran de surveillance qui émet des ordres (accélérez ! etc.). Voilà notre modernité : les hommes privés de la parole, devenus muets, soumis aux ordres des machines. Seules les machines « parlent », à l’impératif (produisez ! consommez !). Chaplin exploite la bande son en déclinant toute une variété de bruits de machine et de sonneries (sirène, pointeuse). Le parcours de Charlot est balisé par la continuité des sirènes : de la sirène de l’usine à la sirène de l’ambulance qui l’amène à l’asile, jusqu’à la sirène de police qui le conduit en prison. Chaplin révèle la logique du système économique de notre monde en faisant entendre l’unité des sirènes. A la fin, on entendra la voix d’un humain, la seule de tout le film : celle de Charlot. C’est la première et la dernière fois qu’on entend la voix de Charlot. Mais ce n’est pas pour dire des paroles mais pour chanter. C’est une fois que les paroles se sont envolées que Charlot retrouve la voix. Comme si l’art était la seule issue au mutisme économique des temps modernes. Charlot est une sorte de marron chantant de l’ère capitaliste.
La comparaison entre le vitrail de Gerhard Richter pour la Cathédrale de Cologne et l’œuvre de Victor Anicet pour la cathédrale du Mouillage à Saint- Pierre qui est inspirée dans sa définition pittoresque par le soleil couchant et des oppositions clair-obscur, ne saute pas aux yeux du profane. Dites nous le sésame.
Les vitraux réalisés par Anicet en 2006 à l’Eglise Notre-Dame du Bon-Port à Saint-Pierre s’inscrivent dans la longue tradition des maîtres verriers tout en introduisant une création inédite. En effet, les vitraux appartiennent à l’art chrétien et ont eu pour fonction, dès le début du Moyen-Âge, de raconter les Evangiles en image et d’introduire la Lumière divine dans la maison du Seigneur. Après le Déluge, Dieu fait paraître un arc-en-ciel en signe d’alliance renouée entre lui et les hommes, entre le ciel et la terre. Les vitraux sont une sorte de réplique humaine de l’arc-en-ciel divin, qui déploie les Lumières du Verbe dans l’Eglise. Chez les Amérindiens il y a une riche mythologie de l’arc-en-ciel qui entre en concurrence avec le récit biblique. Pour les Amérindiens l’arc-en-ciel est chargé de puissances négatives : il marque les saisons, trace la limite entre le ciel et la terre, et amène les maladies et la mort. Il est souvent identifié à un serpent. Tout l’art d’Anicet réinvente le creuset amérindien. Dans l’art chrétien les vitraux transfigure la lumière naturelle du jour en lumière sacrée du Verbe alors que chez les Amérindiens il n’y a pas de lumière naturelle puisque rien n’est pour eux « naturel » au sens occidental : les arbres, les rivières, le jour et la nuit sont des puissances animées. L’art n’a donc pas chez eux la fonction de transformer la nature mais de la célébrer. Les vitraux d’Anicet se lisent de bas en haut, conformément aux vitraux chrétiens qui dessinent un mouvement d’élévation de l’ici-bas vers le ciel. Mais le bas figure ici l’espace ombragé de la forêt tropicale et le haut la lumière du soleil qui perce au sommet des arbres. Il conjugue ainsi les spiritualités au lieu de les opposer comme le fait Richter à la cathédrale de Cologne : ses vitraux abstraits refusant la figuration ont mal été reçus par les autorités religieuses allemandes qui y ont vus un art conforme à la tradition juive ou musulmane. Les vitraux d’Anicet ont une beauté qui est assez rare pour qu’on la souligne. La courbe (des lianes ?) remplace le cercle et l’angle. Une richesse de couleurs et de teintes inédites s’affranchit de la palette limitée des vitraux traditionnels. Le peuple n’étant plus analphabète comme au Moyen-Âge, l’artiste peut l’inviter à penser. La Martinique est décidément une terre riche d’artistes d’exception. Il faut aller voir ces vitraux à Saint-Pierre, et notamment au Carême, en fin d’après-midi, lorsque le soleil étend les feux colorés d’Anicet jusqu’à l’autel, enveloppant les fidèles et les visiteurs d’une lumière créole inédite.

En ces temps de rigueur budgétaire, quelles sont selon vous les possibilités de rétablir un plan ambitieux pour l’éducation artistique à l’école, aujourd’hui encore plus, en ces temps d’intolérance ?
L’imaginaire politique comptable actuel voit dans l’art une dépense inutile. En réalité, l’art et la culture ne sont pas des secteurs économiques particuliers mais l’humanité même des hommes. C’est précisément le manque de sensibilité et d’intelligence artistiques qui produit la misère mentale de notre époque. L’art relève de cette haute nécessité sans laquelle l’existence n’est qu’une survie. La Martinique est, à mes yeux, porteuse d’espoir non seulement car elle compte de grands artistes mais parce que l’art y est populaire et mêlé au quotidien (chant, danse, tambour, culture du rhum). Le projet du Grand Saint-Pierre porté et imaginé par Chamoiseau est malheureusement impensable en France. Ce qu’il faut, ce n’est pas une énième politique culturelle mais que le pouvoir revienne de l’économie à la culture. A l’Ecole, les arts doivent être rois. Une humanité qui ne sait plus chanter est une humanité moribonde.

Propos recueillis par : Christian Antourel

Texte paru dans France-Antilles Magazine