Gaël Octavia : dernières nouvelles de la guerre

« Cette guerre que nous n’avons pas faite »

— par Janine Bailly —

Ce qui frappe dans la pièce de Gaël Octavia, c’est que son propos n’est ni unique ni univoque, mais bien multiple et complexe, de sorte qu’au sortir du spectacle, discussions et échanges ont spontanément éclos sur le parvis de Tropiques-Atrium. Qui avait compris quoi ? Qu’avait voulu dire la jeune dramaturge, sur un sujet aussi vaste, ou malheureusement aussi banalisé, que celui de la guerre ? La guerre était-elle le vrai sujet de la pièce, ou plutôt l’arbre qui cachait la forêt ? Quoi qu’il en soit, une représentation qui suscite les interrogations, qui fait que l’on échange au lieu de se séparer pour vite rentrer dans son chacun chez soi, une telle représentation est forcément de valeur, et propre à nourrir notre réflexion.

Déjà ce pronom « nous » intrigue, inscrit au cœur du titre, en place du « je » qui aurait pu être attendu en corrélation avec la présence sur scène d’un seul acteur, investi de ce long monologue qu’est le texte. Ce « nous » à charge appellative, que ou qui entend-t-il désigner ? « Nous », serait-ce l’ensemble des soldats d’une armée démissionnaire, serait-ce tout un peuple renâclant devant un combat à définir, nécessaire ou pas, serait-ce vous et moi, puisqu’aussi bien l’acteur, de son regard depuis l’avant-scène, ou délaissant le plateau pour descendre dans la salle, viendra nous interpeller sans ambages ?

Puis il y a ce personnage protéiforme, dont on dit qu’il s’agit d’un guerrier de retour après une longue absence, qui m’est plutôt apparu comme un seul mais démultiplié, et qui se montre prompt à revêtir l’âme et le costume de cent hommes divers et contradictoires. Vincent Vermignon, visage mobile, regard traversé de sentiments, corps en alerte et qui se plie à chaque situation, excelle à rendre compte de ce que sont ses semblables, dans le quotidien des jours comme dans l’exceptionnel de situations particulières.

C’est, dans l’ordinaire de la vie, ce fils, qui dresse de sa mère un portrait sans concession, qui la pousse à se rebeller et à ne plus vouloir, en s’humiliant, imiter les riches, ou les puissants, ou ceux d’une autre caste, ou ceux d’une autre couleur peut-être ? Là serait une première guerre à mener, car les maîtres ne seront pas toujours là, et rien ne sert de vouloir à toute force s’intégrer si c’est au prix de sa propre dignité. C’est, au retour d’une longue absence, ce mari, dans une tirade d’un masochisme franc et massif condamnant la jeune épouse infidèle qui n’aurait pas su attendre le soldat, lui-même affirmant avoir été bien vite lassé d’un mariage à la douceur de miel, où tout n’était que calme, sécurité, luxe et volupté ! Cette guerre, serait-ce aussi la guerre des sexes ?

C’est d’abord, cette guerre, au sens littéral du terme, un conflit armé ; c’est le soldat, treillis endossé, qui se grise du bruit des armes et baptise sa mitraillette Maria, parce que Maria Kalach et que tout soldat donne un nom de femme à sa kalachnikov ; c’est ce combattant qui finit sa parodie d’escarmouche par une roulade au sol, ponctuée d’un pouce humoristique de victoire. C’est dans ce café où coule le rhum, à boire si l’on est homme pourvu de tous ses mâles attributs, l’un de ceux qui, stratèges immobiles se croyant virils, dressent des plans de bataille et prétendent quelque part faire ce qu’on nommerait aujourd’hui une “guerre propre”, au rebours de ceux que le combat et la peur dans les yeux des autres font jouir. C’est le vaincu retournant chez sa mère, dépenaillé, blessé à jamais dans l’âme sinon dans le corps, sur le dos le vêtement sanglant d’un autre abattu, qui agace la peau. Et pour clore la galerie de ces figures, dérisoires et comiques si elle n’étaient sinistres et cyniques, voici le dernier, qu’on affublera du beau nom de pacifiste, lui qui n’a délaissé la guerre que lassé de trop d’horreurs, de trop de femmes violées, de trop d’enfants étranglés, mais qui seul interviendra pour sauver la troupe accrochée au bar quand l’agressera un dangereux… militaire… psychopathe  armé ?

Comment donc s’accommoder d’un monde où règnent les guerres, et peut-on dire qu’il est de justes guerres ? Mais se glissant au milieu des pantins, on aperçoit aussi l’homme tout simplement, l’habitant des îles qui voudrait vivre enfin d’autre chose que de ces gadgets importés par milliers, et souvent superflus, et qui finalement vous soumettent à une nouvelle forme d’esclavage, voiture pompeuse, jouets électroniques trônant sur les étagères, chemise Yves Saint-Laurent et bottines italiennes de luxe. Celui qui se révolte contre toute sujétion. Qui parle Révolution, Che Guevara, Thomas Sankara. Qui croit que l’horizon encore est ouvert. Et c’est peut-être là que le bât blesse, dans un texte par ailleurs assez cohérent en dépit de la variété des allégations, le propos confondant, ou tout au moins ne faisant pas une distinction claire et nette entre guerre et révolution.

Le spectacle ne s’est donné qu’un soir, et c’est sans doute dommage. Mais il nous restera beaucoup à lire. Ainsi un ami, au sortir de la salle, m’a-t-il conseillé de découvrir Biblique des derniers gestes, de Patrick Chamoiseau, où l’on voit le héros, jeune homme qui a participé à toutes les guerres révolutionnaires et néo-coloniales, de Madagascar à la Bolivie en passant par l’Afrique, revenir au pays pour survivre, pacifié, dans l’endroit qui l’a vu naître. Et pourquoi ne pas conclure par la phrase-titre du roman de Robert Bober : Quoi de neuf sur la guerre ?

Janine Bailly, Fort-de-France, le 13 mai 2017

Photos Paul Chéneau