Le respect de l’amour (5)

Une vie du Sénégal à la France par Djenaba DIALLO & Michel PENNETIER

ch 1 «  Le tourbillon » 4e épisode

djebaba

Suite de l’épisode 3

Djenaba, adolescente, a un grand besoin d’action. Elle fonde dans son quartier une association d’entre-aide avec d’autres jeunes. L’objectif est de gagner un peu d’argent pour l’achat des fournitures scolaires et de l’uniforme obligatoire à l’école. C’est aussi pour faire une fête de temps en temps. Elles vendent les feuilles d’une plante qui pousse à foison dans la brousse, du « bissap » vert que l’on mélange au riz ou du rouge pour préparer une boisson. Elles achètent de l’huile et de la farine pour préparer des beignets vendus ensuite dans la rue. Djenaba est la trésorière, la moitié de la recette est réservée aux achats scolaires, l’autre moitié pour faire de temps en temps une fête de quartier.

Les politiciens locaux – c’est justement le moment de la campagne électorale – s’intéressent à cette association de jeunes et s’enquièrent de leurs revendications. Il n’y a pas d’eau courante dans le quartier. Les habitants les plus aisés ont fait creuser un puits sur leur terrain, les plus pauvres doivent leur demander l’autorisation de puiser de l’eau chez eux et certains refusent. Il n’y a non plus ni éclairage public, ni courant dans les habitations. Les jeunes présentent donc ces deux revendications urgentes : eau courante et électrification du quartier. Les candidats écoutent avec dignité l’avis des jeunes, mais après les élections, il n’y aura aucune suite …

En ce temps, les années 70, la jeunesse sénégalaise est en mouvement. Il s’est créé une association de jeunes au niveau national, « Dalaba » (la mare), et Djenaba participe aux réunions où l’on se contente de débats d’idées et où l’on organise les fêtes. Ces activités sont pour elle des moments de bonheur : J’adore avoir l’argent de ma sueur. De même les danses au clair de lune, les « danses de séduction » des Peuls à Sanbran – garçons d’un côté, filles de l’autre, le corps est bien droit, toute la rythmique se concentre au niveau du torse et des épaules, le « nayel » à Madina chez les Mandingues d’où est issu le « capahuera » du Brésil. Il y a des chants de femmes dont les paroles s’inscrivent dans l’esprit de la jeune fille, des paroles venues de loin dans le temps, exprimant la condition féminine. Je me nourris des chansons et des larmes :

 

Dounya mousso sat Femmes du monde et du   village

Koussina lou konto  

 Je suis venue vous saluer

Dounya mousso faïla léti

 La vie des femmes   n’est rien

Nata lou danyé 

 Je suis venue vous demander

Foutouo si lola 

Le chemin (du mariage)

Alou sa ké Alla ye

Je  demande

Alou  niyé fourou 

Pour l’amour de Dieu

Alou sakié ki la yé

Qu’on me marie

Dinedine te djon ba li a o 

Au nom de l’Envoyé de Dieu

Saya la moume    

La mort peut frapper même les enfants

Fanta kéta boulou  

 Fanta n’avait pas de mari

Morolou manso néo 

 Les marabouts n’ont pas voulu

Sali la la moumé     

Prier sur sa tombe

Ces moments d’activités, de fêtes et de bonheur, ces points lumineux sont enveloppés dans le tourbillon, celui des propositions de mariages, des sollicitations pressantes des mâles. C’est sa condition depuis la naissance, depuis le chiffon au poignet du bébé. C’est celle de beaucoup de femmes autour d’elle. Elle se souvient d’Adama et de sa fille Marama qui trouvèrent refuge dans la maison de Dougouké. Adama fut l’épouse de Moktar, le grand frère de Mohamed. Elle était née chez les Bassari, une ethnie du Sud vivant dans la forêt selon d’antiques traditions comme les Pygmées. Elle se retrouva à Dakar, déracinée, devant vivre à l’européenne. Après quelques années de mariage et la naissance d’une fille nommée Marama, Moktar voulut se séparer d’elle pour épouser une femme plus occidentalisée et Adama dût quitter la maison, mais selon la coutume, l’enfant devait rester avec le père, implacable coutume qui s’exerce contre la mère et l’enfant qui s’accroche à elle. L’homme expulsa l’épouse et dût frapper la petite fille pour l’amener à obéissance. L’on ne sut où l’errance mena Adama pendant des années. Rejetée par son mari qui l’avait arrachée à son pays natal, privée de son enfant, c’est le destin d’une Médée africaine. Quelque chose de la tragédie grecque traverse les destins des femmes africaines. La nouvelle épouse ne voulut pas de la présence de l’enfant qui préféra fuir plutôt que de subir le calvaire familial. Elle devint une enfant des rues. Mais en Afrique, les portes des maisons sont toujours ouvertes, un enfant errant peut toujours entrer, recevoir sa pitance, s’installer. Les enfants sont comme les chiens, ils cherchent le confort d’un maître. Finalement, Adama trouva refuge dans la maison de Dougouké et Marama y était assez souvent de passage quand Djen était jeune.

Marama tomba enceinte et prit toutes sortes de produits pour avorter, si bien qu’elle ne put par la suite avoir d’enfants. C’est une fille des rues, bouillonnante, explosive, effrontée, comédienne. Elle prend des objets à l’un pour les donner à l’autre afin d’avoir le plaisir de faire des cadeaux, généreuse et sans illusions. Si un garçon lui offre un chewing-gum, elle refuse sous le prétexte qu’elle « ne veut pas payer avec son cul ». En buvant le thé, les hommes de la maison traitent Marama de bandit, mais elle n’en a cure. En face de Djenaba, la sage, elle disait : « Pourquoi, toi, tu ne fais jamais de bêtises ? » et la frappait pour la faire sortir de son calme. Quand à Adama, elle vit « dans le virtuel », elle rêve de sa vie passée, la forêt et l’existence ordonnée des anciennes coutumes de son pays où l’on fait de si belles cases rondes et des masques magnifiques, et aussi de Dakar, la vie moderne, son mari à la belle prestance, cravate et complet veston, qu’elle aime encore.

L’homme à qui Djenaba est promise est comme une ombre menaçante qui pèse au-dessus de sa vie. Il vient de temps en temps à la maison, il est de la famille et un ami du père. Un jour, il y a une réunion de famille avec cet homme. Djen est intriguée et écoute anxieuse à la porte :

– Votre fille, dit l’homme, est encore bien trop jeune. Je ne peux pas attendre des années pour me marier. Je vous demande de revenir sur notre contrat.

– C’est bien dommage, dit le père, ce mariage aurait scellé notre amitié et nos liens de famille. Ne veux-tu pas patienter quelques années ? Mais je suppose que tu as déjà trouvé un nouveau parti …

Djen n’écoute pas la suite. Elle est soulagée. Elle s’en va dans la cour en dansant et tapant dans ses mains.

Le nuage noir s’est dissipé dans le ciel. Mais d’autres arrivent, d’autres propositions de mariage se profilent au cours des années. Le père cherche toujours à la « caser ». Le père en a ainsi décidé selon la coutume : l’avenir des filles, c’est le mariage. Il n’est donc pas question qu’elles poursuivent des études après l’école primaire. Connaît-il vraiment sa fille ? Lui a-t-il au moins parlé de ses projets à son égard ? Djenaba se demande si son père la connaît vraiment, quel projet il a à son égard, et s’il se pose ces questions. Il suit le droit fil de la tradition : les études ne sont pas pour les filles. Il agit en bon père en se préoccupant du mariage de ses filles, en choisissant le meilleur parti, si possible dans la grande famille afin que les alliances soient réaffirmées pour le bien et la paix de la communauté.

Mohamed aurait peut-être mieux fait d’écouter sa mère, la grand’mère Khadijatou qui avait dit, se souvient Djenaba, que les mariages dans la famille, ce n’était pas bon, cela faisait trop de problèmes. Malheureusement, elle n’était plus là pour conseiller son fils.

Le tourbillon des mâles continue. Plus elle avance en âge, plus sa féminité se déploie, plus les avances se font fréquentes, les paroles, les attouchements, jusqu’à ce qu’un homme, étranger à la maison, croisé dans la rue, tente de la violer. Elle se défend de toutes ses forces, mais elle ne crie pas, elle ne veut alerter personne. Elle sait instinctivement que l’homme qui viole ne voit pas une personne mais seulement un objet de sa pulsion. Alors, elle parle à l’homme, elle oppose la douceur, presque la compréhension, la force de sa faiblesse à la violence de l’homme qui se calme et la libère.

Les tentatives de viol, cela arrivait aussi parfois à une fille dans la maison. Une fois, Sirandine entendit les cris de la victime et elle chassa l’homme à coups de gourdins. Le rôle sexuel, çà me faisait gerber.

Mais voici que le père a trouvé un nouveau parti, un ami qu’il a aidé à obtenir un poste de dactylo. Il n’est pas antipathique, mais particularité, il a deux pieds bots et marche d’une manière bizarre. Qu’importe les pieds bots, de toute façon, Djenaba est réfractaire au mariage. Comment faire ? Il ne faut pas réagir comme l’a fait sa sœur Awa qui a dit carrément non et fut sévèrement battue avant d’être finalement mariée de force. Peu de temps après, le mari est décédé. Pour autant Awa n’était pas quitte. Le second mariage a eu lieu quelques années plus tard quand Djen était déjà en France. Mohamed a trouvé un nouveau mari au village, un pauvre cultivateur qui avait déjà deux épouses. Awa opposa encore cette fois une ferme résistance, elle fut encore battue. Arrivée au village, elle refusa de boire et de manger pendant plusieurs semaines. Les co-épouses furent pleines de compassion pour la nouvelle et firent comprendre au mari qu’il fallait la laisser revenir dans sa famille. Mais il fallait alors rembourser la dot que Mohamed avait reçue. Entre temps, dans sa grande générosité, il avait déjà tout dispersé. C’est Djen qui paya la dot et libéra ainsi sa sœur en envoyant de France 4000 FF.

Djenaba trouve une issue provisoire en se réfugiant chez sa tante, celle de Kunbata qui vit maintenant à Bora et elle y reste plus d’un an.

Djenaba a maintenant quinze ans, seize ans. Elle a de l’ambition. Elle rêve d’étudier, de mener la vie de certaines de ses tantes qui ont des diplômes et travaillent à Dakar. Elle fait la connaissance de jeunes coopérants français avec qui elle sympathise. Elle s’imagine vivre à la française, libre, sans pression de mariage. Elle dit oui à l’égalité des sexes, oui à la démocratie, oui à la dignité humaine.

« L’homme au chiffon », s’est donc marié avec une autre femme mais le mariage n’a pas tenu. Il est revenu un soir trouver Djenaba. Il a trop bu, il fait des avances, l’entraine dans la chambre et tente d’abuser d’elle. Peine perdue. Djenaba le pince de toute son énergie sur tout le corps pendant une bonne partie de la nuit et, de guerre lasse, l’homme abandonne et déclare qu’il renonce à elle. C’est une victoire mais la guerre n’est pas gagnée.

Djen a dix-huit ans. Sa beauté est éclatante. Un visiteur s’intéresse à elle. Il est séduisant, il parle bien, on voit que c’est un homme instruit, mais il n’en est pas moins homme. Un soir il l’invite à une fête, au retour dans la nuit, il l’entraine dans une maison abandonnée et la viole. Quelques mois plus tard, Djenaba sait qu’elle est enceinte. Appréhension, honte, angoisse. Jamais elle ne s’est sentie si seule. Je préférais être un oiseau. Elle avale une quantité énorme de Nivaquine, mais elle reste en vie, et malade, elle fait le voyage à Dakar où un oncle, étudiant en médecine la soigne et un autre, expert comptable qui m’aime à mourir l’accueille parce que la tante chez qui elle trouva d’abord refuge l’avait froidement reçue. Elle donne naissance à une petite fille dans un hôpital de Dakar.

Je n’ai pas voulu m’apitoyer sur mon sort. J’ai refusé de me concentrer sur moi-même. Ce sont les autres avec leur faiblesse qui me donnent de la force. Il n’y a jamais eu de haine en moi, pas même pour cet homme là. Il suffit de pleurer un bon coup sur soi et l’on rebondit. Ma façon de me révolter sans impulsivité, c’est cela qui transforme les êtres.

Oui, Djenaba a un peu transformé le monde autour d’elle. Quelque chose comme une grâce a touché les autres : son père qui a bien accepté la nouvelle situation et a fait bon accueil à la petite fille qui venait de naître, le violeur, maintenant le père de l’enfant qui a demandé pardon, l’épouse de cet homme qui s’est occupée avec affection de Djenaba, comme si une lumière, une sorte de « baraka » émanait de la jeune mère. La sœur de l’homme lui dit : « Grâce à toi, qui apporte tant de bonheur, je vais trouver un bon mari ! »

Deux ans plus tard, l’enfant meurt de la méningite. Elle l’a aimée cette enfant, comment aurait-elle fait autrement ? Sa photo est dans l’album de famille, un magnifique bambin. Djenaba a vingt ans. Tout n’est plus possible, le destin a déjà marqué l’être de son empreinte. Mais il y a encore toute une vie devant soi.

 

 

A suivre