» Chronique d’un empoisonnement annoncé. Le scandale du Chloredécone aux Antilles françaises. » de Louis Boutrin et Raphaël Confiant.

— Par Lucien Degras —

Article à paraître dans le numéro 15 de KAZ A SYANS, bulletin du Centre de culture scientifique, technique et industrielle de la Guadeloupe ARCHIPEL DES SCIENCES.

 L’Harmattan, 2007, 238 pages.

  L’ouvrage comporte six chapitres : Chronologie d’un empoisonement, Le lobby des latifundistes békés, Une catastrophe écologique sans précédent, Une grave menace pour la santé publique, Responsables et coupables ?, Propositions… pour sortir de l’impasse ! Sa bibliographie s’étend sur dix pages avec une section Ouvrages : de Mandela, à Hulot en passant par Glissant, le cancérologue Belpomme, le climatologue Denhez et bien des spécialistes de la pollution ; une section Documentation et contributions : nombreux articles de Boutrin, rapports de l’Association Martiniquaise pour la Recherche Epidémiologique en Carcinologie, de l’INSEE, l’article de Snegaroft… ; une section Rapports et textes administratifs, dont les rapports de Ballan et Mestres, Joël Beaugendre, Bonan et Prime, A. Kermarrec, entre autres ; une section de Références bibliographiques étrangères et enfin une section Presse écrite donnant les titres de nombreux périodiques. Cet ouvrage s’appuie, on le voit, sur une large base documentaire.

  L’argumentaire principal des auteurs vise à montrer comment « de graves disfonctionnements de l’administration française mettent en péril la vie de près d’un million de nos concitoyens, ceux de la Martinique et de la Guadeloupe. Au centre de ce nouveau scandale, le Chloredécone. Ce nom rébarbatif cache un puissant insecticide utilisé abusivement pendant vingt ans dans les plantations de bananes des Antilles françaises, cela au mépris de toute législation en vigueur. » (4ème de couverture).

On se bornera à signaler parmi plusieurs faiblesses de la présentation d’abord cette affirmation que « personne n’a vraiment intérêt à ce que l’affaire éclate au grand jour ». Seuls les auteurs y auraient un intérêt ? Espérons que ce n’est pas la seule vente de leur livre ! Car ils plaident très justement pour l’indemnisation des agriculteurs victimes dans leur domaine professionnel de producteurs de vivres. Mais avec les fréquences et la nature des articles de France-Antilles déjà, la chose est plutôt « au grand jour » et depuis des années( des rapports officiels sont en ligne sur Internet depuis 2001 !), et cela induit même une prévention panique de nombreux consommateurs envers les « racines » (tubercules) produites et importées dans les deux îles.

Une autre faiblesse est, curieusement, le manque de rigueur dans la composition du livre. Non dans la succession des différentes sections, mais au sein de chacune on relève un nombre excessif des répétitions, qui font un peu rabâchage d’étudiant en mal de copie. Le talentueux polémiste qu’est Boutrin et surtout ce prestigieux écrivain qu’est Confiant déçoivent à cet égard.

Troisième faiblesse notoire, et comportant une contradiction : l’Etat est accusé, mais c’est justement parce que c’est lui qui a, avec la couverture du pouvoir législatif, légiféré, réglementé ; alors comment parler « de mépris de toute législation en vigueur » ?

Toutefois, l’importance de l’enjeu économique, politique et surtout humain de l’affaire doit faire relativiser ces imperfections formelles (il y en a d’autres), liées peut-être au louable souci d’une mise en vente avant les élections présidentielles et législatives. L’important est que cette présentation polémique, sans nuance (à une exception près sur laquelle on revient plus loin), comparée à des propos mesurés et équilibrés a davantage de chance non d’alerter le grand public (il l’est déjà dans sa grande majorité) mais de faire davantage « bouger » les décideurs pour des actions d’une toute autre ampleur que celles entreprises. Car il y a quand même urgence. J’en ai encore à l’inexistence de cette « solidarité nationale » envers les cultivateurs de racines des sols contaminés. Quelles indemnisations pour les préjudices, quels encadrements pour envisager et mettre en application les reconversions envisageables ? Et aussi quels investissements en personnels nouveaux et en crédits pour répondre aux urgences de la recherche ?

D’ailleurs c’est sur ce dernier point qu’une « nuance » du réquisitoire est assez surprenante. Certes, en plus d’un endroit, les auteurs relèvent des « contradictions » dans des affirmations de « scientifiques », et même on croit comprendre une suspicion globale envers les chercheurs commis par l’Etat aux investigations sur le chlordécone et sur ses effets : ils seraient, par la lenteur de leurs réponses déjà, la nature de celles-ci ensuite, des cautions scientifiques de l’administration (nécessairement malveillante / méprisante). Par contre non seulement il est souvent écrit que le(s) Ministère(s) n’avaient pas écouté les recommandations prémonitoires des chercheurs (formule employée souvent au général), mais les auteurs considèrent l’existence des rapports des chercheurs de l’INRA Snégaroff (1977) et Kermarrec (1980) sans réactions positive de la hiérarchie, comme la preuve du mépris des pouvoirs publics pour les DOMiens face à la préservation des intérêts du lobby Béké.

On négligera le fait trop souvent méconnu du profane, qu’en science, la contradiction est le pain de la recherche… On doit à la vérité de dire, surtout, que dans les années 70-80, l’agriculture à dominante intensive et productiviste, si elle commence à être discutées par certains chercheurs, demeure la règle dans la pratique du développement agricole ; et la lutte biologique ne fait pas le poids face à la lutte chimique contre les parasites. Les chercheurs écologistes comme Alain Kermarrec sont alors considérés par beaucoup de leurs pairs non écologistes comme représentatifs d’une secte inoffensive de baba-cools. Ce n’est donc pas simplement une hiérarchie obtuse et complice du grand capital latifundiste qui va ignorer ces données, « scientifiquement incorrectes » pour l’establishment de la technoscience de l’époque. Ces données demeurent « invisibles », « inintelligibles » dans le contexte culturel dominant des recherches d’alors. Il y a un quasi-anachronisme à juger aujourd’hui avec les sensibilités socialement construites par les avatars de la technoscience (sang contaminé 1983, vache folle 1985 etc…), des comportements du début des années 80.

Cela dit, revenons à cet essentiel que de ce réquisitoire enflammé et un peu brouillon il pourrait bien ressortir cette « Commission d’enquête parlementaire » plus contraignante que la Mission d’information parlementaire de 2005 et que des pouvoirs publics français soucieux de transparence devraient bien aux antillais et à la République.

Parmi les ouvrages en bibliographie on trouve « La société du risque » de Patrick Peretti-Watel, mais c’est peut-être une lecture trop rapide qui me laisse ignorer le parti qu’en ont tiré nos auteurs. Peretti-Watel présente la matrice d’analyse proposée par Mary Douglas pour caractériser les interventions dans la réponse à une crise sociale. Quatre comportements les symbolisent : (1) celui du pouvoir politique policier et règlementaire, (2) celui des entrepreneurs, axés sur le profit et ayant la maîtrise des données techniques plus l’accès au politique, (3) celui de la masse des « exclus », victimes mais non acteurs, et enfin (4) un comportement de militants, souvent associatifs, peu nombreux, qui contestent pouvoirs publics et entrepreneurs. Les chercheurs seraient ici à cheval sur le (1) et le (2). A l’évidence, nos auteurs sont du « dernier carré ».

Avec les observateurs les plus pertinents des relations entre la technoscience et la société, tels que Dominique Pestre (Science, argent et politique, INRA, 2003), nous inclinons à croire que, désormais, de tels « activistes », au delà de leurs excès structurels, jouent un rôle positif dans l’évolution contemporaine de la recherche scientifique, au moins dans sa composante sociale, quitte à ce que ces excès soient pondérés par le débat démocratique.

 

Lucien Degras