2017 devra être décoloniale !

Difficile de ne pas bondir, de ne pas se sentir en colère (mais aussi épuisé.e.s) face à tous les phénomènes, représentations, images, propos et petites phrases véhiculant du racisme et du colonialisme, qui traversent encore aujourd’hui les milieux culturels en France. Qui jalonnent le quotidien des artistes et des citoyen.ne.s racisé.e.s français.e.s, comme autant de petites et grandes agressions. Qui offensent au final l’ensemble de la société et de l’humanité.

Nous sommes en 2017 et les relents coloniaux et racistes sont toujours profondément ancrés dans notre pays, toujours prêts à se réactiver dans les consciences, les représentations, les discours. Tout un pan de l’histoire reste méconnu, l’ignorance crasse et les discours erronés s’affichent sans honte. L’exotisme simplificateur et idéalisé tient souvent lieu de représentation des racisé.e.s. Divertissement et humour se font au mépris et sur le dos des anciens colonisés, et de leurs descendant.e.s aujourd’hui citoyen.ne.s français.e.s.

Pendant ce temps, pouvoir, argent, parole, visibilité et légitimité demeurent concentrés aux mains d’un groupe d’hommes blancs privilégiés – caste qui la plupart du temps dénie pouvoir être vectrice de racisme, et qui s’offusque dès qu’on pointe ou interroge ses gestes ou ses discours. Le milieu artistique et culturel n’y échappe pas.

Retours sur quelques faits et épisodes marquants des temps actuels et des mois passés.

« Le Bal nègre »
L’ouverture du cabaret « Le Bal Nègre » à Paris fut une des preuves et illustrations de cette présence du colonial. Guillaume Cornut, trader et pianiste, décide de faire ré-ouvrir cette salle historique ayant connu son heure de gloire en France dans les années 1920-30. Ceci par « passion pour la culture afroaméricaine » et pour « renouer avec l’esprit des Années folles ». Occultant que ces années 1930 sont aussi celles de l’Exposition coloniale, que le mot « nègre » possède une historiographie complexe et qu’il n’a rien de neutre. Selon Guillaume Cornut c’est « au premier degré, un nom magnifique, dansant, chantant et coloré ». En 2017, une telle essentialisation raciste des personnes et des « musiciens de sang noir », comme Cornut les appelle, laisse sans voix… Au final, c’est bien l’exotisme et la nostalgie coloniale qui semblent être au coeur de ce projet. Suite à la polémique et à l’intervention du CRAN, le lieu est annoncé comme devant être prochainement débaptisé. Pour autant le projet de ce cabaret de divertissement demeure fondamentalement problématique. Précisément parce que cet homme qui se définit comme « passionné de jazz américain », culture qui demeure pour lui lointaine et mythifiée, ignore le contexte historique dans lequel une telle salle a pu exister en France. Il nie l’ascendance commune et douloureuse qui lie les africains américains et les antillais de nationalité française. Dans les propos dont il accompagne l’annonce de l’ouverture de sa salle, il perpétue les préjugés du début du 20è siècle, largement partagés y par compris par les intellectuels de l’époque, faisant revivre aux descendants de colonisés les termes nauséeux du « bon temps des colonies ».

Racisme anti-asiatique à la télévision
En décembre 2016, un sketch de Kev Adams et Gad Elmaleh, diffusé sur M6, égrène pendant dix minutes des poncifs, blagues et représentations caricaturales des Asiatiques, les deux humoristes ayant revêtu des costumes et perruques sortis d’un imaginaire asiatisant de pacotille. Plusieurs tribunes sur les réseaux sociaux dénoncent ce racisme, dont celle d’Anthony Cheylan de Clique TV. Mais à l’approche du Nouvel An Lunaire, la télévision refait des siennes : une annonce pour une émission de Cauet demande des « figurants chinois sachant faire l’accent » pour un « karaoké ». Puis le soir-même du Nouvel An, le 28 janvier 2017 sur TF1, l’émission Stars sous hypnose animée par Arthur réactive des absurdités et des approximations consternantes sur les Asiatiques : l’hypnotiseur Messmer demande à deux stars blanches de devenir maîtres de Kung Fu, de se verser des bols de riz sur la tête, de faire « le salut chinois » en poussant des « cris en chinois », etc… Sous couvert d’humour, ce sont des représentations insultantes, sans aucun fondement de réalité qui sont convoquées, ignorant et niant absolument la diversité des peuples et des cultures des différents pays d’Asie : « les Chinois » devient une catégorie générique fantasmée, dans laquelle l’on ne craint pas de mélanger allègrement les références aux cultures du Japon, de la Chine, du Viêtnam, etc. Et malgré les interpellations, aucune explication ni excuse bien sûr de la part de ces humoristes et animateurs.

« The Color line » au Musée du Quai Branly
Cette importante exposition est consacrée à des artistes afro-américains dont les oeuvres témoignent des exils, de l’esclavage et de la ségrégation aux USA. Avant même l’ouverture de l’exposition début octobre 2016, le livret pédagogique destiné aux jeunes visiteurs fait polémique : on y lit des énormités comme « les discriminations raciales se sont terminées aux Etats-Unis en 1964 ». Ou encore « La plupart [des esclaves] avaient été vendus par des Africains à des Européens, puis emmenés en Amérique pour travailler. Ce commerce va durer du 17ème au 19ème siècle. Certains étaient très malheureux et maltraités, alors que d’autres avaient une vie plus agréable.» Face à la mobilisation de militant.e.s et d’associations, le livret est retiré. Mais minimiser ou nier la responsabilité européenne de l’esclavage, énoncer des contre-vérités historiques insultantes sont des phénomènes malheureusement trop courants. Qui transmet l’histoire aux enfants et comment est-elle transmise ? Comment une institution comme le musée du Quai Branly a-t-elle pu confier la rédaction d’un document pédagogique à un éditeur aussi peu solide scientifiquement ? Et surtout, à quand une exposition nationale qui parlerait du racisme et de l’esclavage dans le monde colonial français ? En 2001, une loi est votée reconnaissant que la traite et l’esclavage sont « crime contre l’humanité », la France est le premier pays à le faire. Pourtant, seize ans plus tard (!), aucune grande exposition nationale n’a été programmée sur l’esclavage colonial français et le racisme qui l’a accompagné, ni aucune sur la représentation du non-Blanc dans l’histoire de l’art en France. Si des expositions locales ou partiellement privées existent sur le sujet, il semble que les institutions muséales nationales tardent à s’emparer du sujet, y compris pour permettre une lecture, dans les musées existants, des transformations sociétales ayant émergé du fait de l’esclavage et de la colonisation.

Sexisme et racisme à la FIAC 2016
La « chaise humaine » de l’artiste norvégien Bjarne Melgaard avait déjà fait scandale en 2014 : cette oeuvre représente une femme-objet noire, nue et ligotée, érotisée et fétichisée, jambes en l’air, servant de support de siège, où la milliardaire blanche Dasha Zhukova avait posé assise pour une interview (c’est la photo qui avait déclenché la polémique). D’autres oeuvres similaires de l’artiste, directement reprises des femmes-objets d’Allen Jones, sont exposées et vendues à la FIAC 2016 à Paris – notamment une femme noire semi-nue à quatre pattes servant de support de table basse design, où trônent quelques livres d’art et un portable Macintosh… L’artiste norvégien, bien évidemment, se défend d’être raciste, mais veut tenir sa réputation de provocateur…

Le T-shirt « Justice pour Adama » censuré dans un clip musical sur W9
Dans le clip Je suis chez moi de Black M, le chanteur et plusieurs de ses comparses portent le T-shirt « Justice pour Adama. Sans justice vous n’aurez jamais la paix ». En septembre, la chaîne M6 W9 choisit de flouter le T-shirt dans le clip en question, « par souci de neutralité face à une affaire encore non jugée ». Cette censure apparaît bien comme une prise de parti, alors que l’affaire Adama Traoré prend les dimensions d’une affaire d’Etat sur la question des violences et des meurtres policiers en France.

Un black-face à la télévision
En juin, dans l’émission de Cauet, Loris Giuliano vient danser sur le plateau ridiculement grimé en femme noire, black-face, perruque afro et seins-ballons sous une robe, et se frotter au chanteur Keen V pendant la chanson Fatoumata. Il ose même se vanter de cette plaisanterie sur les réseaux sociaux, avant, face à la polémique, de s’excuser pour « cette blague de mauvais goût », en niant toute intention raciste de sa part. Le CSA est interpellé sur l’affaire.

Les Molières et Touchi-Toucha
Décoloniser les Arts choisit en mai 2016 de dénoncer la sélection monochrome du jury des Molières (sur 86 artistes nommés, une seule artiste racisée), en se rassemblant silencieusement devant les Folies Bergère avec des pancartes interrogeant le racisme par omission du jury. Or à l’intérieur de la salle, Alex Lutz, maître de cérémonie de la soirée, a imaginé un stratagème pour faire taire les primés trop bavards : un personnage nommé Touchi-Toucha, grand noir sans parole au physique de videur, monté sur roulettes, ayant pour rôle de toucher les artistes pour écourter leurs discours… Personne dans la salle ne s’insurge contre cette représentation qui, sous couvert de plaisanterie, mélange une série hallucinante de clichés racistes et colonialistes. Aucune excuse ni explication non plus de la part d’Alex Lutz ou de France 2.

Annonces et castings
Nous aurions pu aussi lister de nombreuses annonces de castings pour la télévision ou le cinéma qui s’appuient sur des stéréotypes racistes et culturalistes, et que doivent affronter les comédien.ne.s racisé.e.s au quotidien. Et dans les théâtres ? En 2016, Décoloniser les Arts a mis en évidence le racisme par omission de nombreuses programmations de théâtres et scènes labellisées, et a interpellé les structures en question à travers une lettre ouverte (qui n’a reçu quasiment aucune réponse directe). En effet, les artistes racisé.e.s et leur travail ont bien peu de fenêtres de visibilité dans les lieux culturels. Les oeuvres porteuses de cultures minoritaires, de récits abordant l’histoire de l’esclavage, de la colonisation ou des immigrations sont considérées par un grand nombre de programmateurs et programmatrices comme marginales, peu prioritaires, secondaires, voire illégitimes ou non universelles. Certains théâtres et lieux plus attentifs à ces questions ont entrepris cette saison d’organiser des débats sur la « diversité », le racisme ou le décolonial. Point positif, mais il ne faudrait pas qu’il ne s’agisse que d’une façade, qui exonèrerait les structures et leurs décideurs de travailler à transformer réellement les imaginaires, les pratiques de programmation et la prise en compte des artistes racisé.e.s.

Et dans les écoles d’art ?
Il nous semble qu’aucun domaine n’échappe à cette présence du colonial et du racisme. Elle revient sourde, masquée ou franche. Nous avons ainsi pu lire dans le volume 5 de la revue Arts@sBulletin, sous la plume d’une professeure à l’École Normale Supérieure, un article où tous les poncifs sont recyclés, comme la vieille hiérarchie raciale qui construit une échelle civilisationnelle avec l’Occidental au sommet, l’Asiatique au milieu et l’Africain tout en bas. L’enseignement dans les écoles d’art reste occidentalo-centré.

Si nous choisissons dans cette liste rétrospective de mêler des exemples de la télévision comme du théâtre, des arts visuels comme des musées, du secteur public comme du secteur privé, c’est parce que l’inconscient raciste et colonial fait système. Un système socialement, historiquement et culturellement bien enraciné, capable d’atteindre tous les secteurs, tous les cercles et disciplines, tous les esprits. Un système capable de produire des caricatures grossières et affligeantes de personnes racisées, des approximations historiques et des phrases erronées, des dérapages énormes comme de petites maladresses, ou encore la mise en marge d’artistes racisé.e.s, de leurs oeuvres ou thématiques de travail.

Voulons-nous continuer à nourrir ce système ? Ou devons-nous travailler, tou.te.s ensemble, à endiguer ces mécaniques systémiques ? À contribuer à la formation et la prise de conscience de chacun.e, comme de nous-mêmes : pour que les artistes, les professionnel.le.s, les décisionnaires, les spectateurs-trices, jeunes et moins jeunes, confirmé.e.s ou en devenir, deviennent acteurs et actrices d’une société plus égalitaire et représentative, qui dise non au racisme et aux réflexes coloniaux intégrés, aux inégalités de traitement, aux représentations toxiques, aux mises en marge. Cela passe aussi par un travail d’honnêteté et de conscience. Dans les milieux de la culture, personne ne se revendique raciste, personne n’avoue avoir des intentions racistes. Pour autant, sans être intrinsèquement raciste, n’importe qui (y compris les personnes racisées) peut être vecteur de gestes, de propos ou d’actes véhiculant du racisme ou un imaginaire colonial. Il faut en prendre la mesure. Car ces actes et propos viennent reconduire le système, blesser, insulter ou minorer des personnes et leurs cultures – c’est-à-dire abîmer une part de notre humanité.

Nous appelons de nos voeux un art et une culture où les racisé.e.s cessent d’être objets de moquerie, de divertissement, d’exotisme, de fantasme.

Où les personnes et artistes racisé.e.s puissent au contraire prendre la parole et créer légitimement, avec leurs propres voix et leurs outils : donner à entendre des pans d’histoire méconnus, faire exister des cultures minorées et entrecroisées, diversifier les formes sans céder aux sirènes formatées des esthétiques dominantes, rendre fondamentaux les récits complexes sur l’esclavage, la colonisation, les immigrations… Ou bien d’ailleurs faire tout autre chose, sans assignations.

Nous observons qu’aucun des candidats à l’élection présidentielle ne s’est saisi de ce thème. On nous parle tout au plus de « diversité », mais cette dernière ne pourra avoir de sens que si elle est accompagnée de cette décolonisation que nous visons. Le recyclage de discours coloniaux faisant de la colonisation une « rencontre », tout comme l’évitement du rôle et de la place de la question raciale dans ce pays, nous font comprendre à quel point ceux qui souhaitent nous diriger choisissent de nous ignorer. Nous le savons depuis Aimé Césaire, pas de colonisation innocente, et sans effet-retour sur la société qui a colonisé.

Cette décolonisation des imaginaires, des pratiques et des institutions – qui contribuera à une connaissance accrue de l’histoire, à une représentativité de l’ensemble de la population, mais aussi à un élargissement du sensible, une ouverture de l’universel vers le pluriversel – est impérative, nécessaire, politiquement urgente.

L’Humanité.fr du 17/02/2017