« Erzulie Dahomet, déesse de l’amour » dans une mise en scène maîtrisée et inspirée.

— Par Michèle Bigot —

Texte de Jean-René Lemoine, M.E.S. Nelson-Rafaell Madel,

Théâtre Aimé Césaire, Fort-de France, février 2017

Le mélodrame de Jean-René Lemoine, Erzuli Dahomey, déesse de l’amour, est avec Médee, poème enragé l’une des deux pièces les plus connues du dramaturge haïtien Jean-René Lemoine. Après avoir reçu le prix SACD de dramaturgie de langue française en 2009, elle est entrée au répertoire de la Comédie française en 2012. La mise en scène qu’en propose Nelson-Raphaell Madel a été proposée à Paris au Théâtre 13 en octobre 2016. Le dramaturge haïtien revisite les classiques du théâtre à la lumière du métissage culturel, leur conférant une force nouvelle et une portée inédite. Ici on pense à Les Bonnes de Genêt, pour ne rien dire de l’influence esthétique d’Almodovar.

Mais ce qui est inédit dans Erzuli Dahomey, c’est le mélange des genres: l’auteur parle d’ailleurs à son sujet de « comédie tragique »: tout en se glissant dans le genre du vaudeville, il cherche à en récuser la forme et le sens.

On résumera l’histoire à grands traits: Victoire, une actrice vieillissante reconvertie en veuve et mère de famille respectable vient d’apprendre la mort de son fils Tristan. Elle est au centre d’une famille bourgeoise typique de la France provinciale. Son entourage: deux jumeaux, Frantz et Sissi, le Père Denis, leur précepteur, et Fanta, sa bonne antillaise. Après les funérailles, surgit dans la famille une femme sénégalaise, Félicité, qui vient réclamer le corps de son fils West. Coup de théâtre, saisissement, stupeur! L’univers bascule: Tristan a pris la place de West, West a pris la place de Tristan, Victoire et Félicité s’affrontent, se disputent le cadavre de leur fils. Comme dans Théorème, un ange surgi des limbes, West, un noir fantôme, hante les esprits et chavire les corps. Cul par dessus tête, tout ce beau monde se livre à ses démons: le père Denis va découvrir l’amour physique ravageur, les jumeaux inclinent à l’inceste, Victoire avoue sa frustration. Mais la vraie révolution, c’est l’insurrection de Fanta. La voici soudain possédée par Erzulie Dahomey. Elle crache sa haine à sa patronne, se livre à un rituel vaudou. Elle éructe, elle détruit, elle vomit sa rage: ses yeux exorbités, ses cris, sa danse l’arrachent à sa condition: elle est habitée par une puissance divine, son verbe submerge tout. Chacun accomplisant sa propre révolution, Victoire finira par se rendre au Sénégal pour retrouver Félicité et apprendre d’elle la vertu des pleurs.

Canevas à la fois classique et novateur. Classiques, les personnages de vaudeville, les effets de mise en abyme, classiques les péripéties, classiques les retournements de situation et la métamorphose des coeurs, pour ne rien dire du thème de l’apprentissage! Mais ô combien inédits, le mélange des tons, la trivialité associée au merveilleux, l’onirique mêlé au graveleux, le poétique associé au réalisme social, le divin le plus échevelé accouplé au farcesque, l’intime du drame familial entrelacé à l’ Histoire.

C’est toute une poétique qui trouve ici à s’exprimer: Où est le réel, où est le rêve? Esthétique de métissage, rencontre de deux mondes, collision créole-français, paradoxes élevés à la hauteur d’une philosophie, signature et style. Le choc de deux univers qui s’affrontent sans merci produit une vérité humaine supérieure: au final, Félicité et Victoire se ressemblent, Tritan et West ne font qu’un.

Faire vivre ce maeltrom humain sur le plateau, assumer cette subversion des codes, ne rien perdre de l’énergie du texte, c’est une gageure! La mise en scène de Nelson-Rafaelle Madel relève le défi: la scénographie, un espace délimité par quelques meubles, une gestuelle chorégraphiée, un travail de la lumière d’une grande beauté, un acompagnement musical poétique, font de l’ensemble un spectacle total, une sorte d’opéra moderne. Reste le traitement du texte lui-même et la direction des acteurs: là n’est pas le moins spérilleux! Et c’est là que le bât blesse! Sous prétexte de vaudeville, on a dirigé les acteurs dans le sens de la caricature, de l’excès systématique, du sur-jeu, pour ne pas dire de l’hystérie! Admettons que Victoire soit la proie des préjugés les plus éculés de la suprématie blanche: ça ne fait aucun doute! Mais si on pousse à la caricature, comment fera-ton après pour récupérer ses billes et faire de Victoire, cette mère défaite, éplorée, solitaire et blessée qui suscite l’empathie de Félicité?

A coup sûr, il n’est pas facile de donner droit à l’esthétique de J.-R. Lemoine! Incontestablement, les moments d’hystérie pure existent chez Victoire et non moins chez le Père Denis. Mais de là à systématiser ce jeu, il y a une marge! Il me semble que le texte perd de sa force si on fait de Victoire et Denis des abrutis complets, parfaitement ridicules et totalement haïssables, une mère abusive totalement narcissique, un religieux pédophile!! Les préjugés qu’ils véhiculent seront dénoncés avec d’autant plus de force, me semble-t-il, que ces personnages resteront profondément ambigus. Et la vérité humaine de la pièce y gagnera en crédibilité et en universalité!

Pourquoi donc, se demande le spectateur, ce jeu hystérique est-il réservé aux seuls personnages de Victoire et Denis? Inversion des préjugés? Fanta, quant à elle, joue sobrement, avec une intériorité admirable! Cela rend d’autant plus puissante son explosion physique et verbale. Même chose pour Félicité qui interprète sa partition sur une note juste, rude, sans concession, mais pleinement chaleureuse. Quant au personnage de West, son jeu est parfaitement poétique. Ses évolutions sont un hymne à la beauté du corps humain. Ajoutons un mot, pour finir, sur les passages chorégraphiés: il en est d’admirables: mentionnons à titre d’exemple la danse quasi silencieuse des jumeaux Frantz et Sissi: elle est non seulement belle mais de point en point nécessaire: comment l’inceste dans la fratrie pourrait-il se dire avec des mots? Le langage du corps, en revanche, y pourvoit parfaitement: lascif, souple, sensuel et émouvant! Mais hélas, on trouve aussi des passages dansés purement décoratifs, soutenus par aucune nécessité. Au lieu d’ajouter en intensité, ils diluent l’attention et plongent dans l’anecdotique. Dommage!

Ne boudons pas notre plaisr pour autant: dans l’ensemble on a affaire à une mise en scène maîtrisée et inspirée, à une troupe soudée et, pour l’essentiel, cohérente.

Fort-de-France, le 17/02/2017

Michèle Bigot