Yan Pei-Ming face à Courbet

 Du 11juin au 30 septembre 2019 au Musée Courbet

— Par Dominique Daeschler —

À Ornans le département du Doubs n’a pas lésiné sur les manifestations (expositions, théâtre, concerts…) réparties sur toute l’année pour célébrer en fanfare le bicentenaire d’un de ses « alternatifs » sans doute le plus célèbre (Fourier, Proudhon Considérant, ne soyez pas jaloux). J’ai nommé Gustave Courbet qui accueille en son musée Yan Pei-Ming : pari malicieux et tonique conduit par la pétillante conservatrice en chef Frédérique Thomas-Maurin. Banco ! L’exposition fait partie des 15 (au sein des Musées de France) ayant reçu le label « d’intérêt national » donné par le Ministère de la Culture.

Au Musée

Se toisent, conspirent, des œuvres du « maître » venues du monde entier (musées et collections privées : Orsay et petit Palais Paris, Japon, St Louis Art Museum, National Gallery of Art Washington …) des œuvres de Ming dont beaucoup ont été réalisées sur place au cours d’une résidence dans l’atelier même de Courbet. Deux hommes « à stature », ayant fait bagage d’évènements politiques forts (la Commune, la Révolution culturelle), connaissant la violence des choix, la conquête de sa propre liberté s’observent dans un face à face conduit tout le long de l’exposition. Reliés par la même énergie à dire leur temps en peinture dans l’acuité d’un regard qui va au cœur de l’être ou du paysage, les deux artistes mettent en mouvement l’image. Au « spectateur » de marcher avec eux, l’esprit critique en bandoulière.
Les toiles de Courbet choisies dans une communauté de thèmes avec Ming nous ramènent à l’essentiel des batailles qu’il a pu susciter : l’étiquette de réaliste qu’il a toujours contestée, l’individualité de l’art (il est le premier à exposer seul dans des lieux qu’il se fait construire, à faire son accrochage et à demander un droit d’entrée), la négation de l’enseignement de l’art ce qui n’exclut ni la copie ni l’étude de « techniques » ni celle d’histoire de l’art, la contestation d’un artiste qui s’est fait seul, la transgression des codes et des genres. Courbet dit faire de l’art vivant mais pas de l’art pour l’art on n’est pas là pour faire joli et ce n’est pas pour rien que le peintre s’intéresse de près au daguerréotype. On retiendra particulièrement les autoportraits réalisés à 23 et 25 ans : autoportrait au chien noir avec un travail de lumière et d’ombre portée, l’homme blessé qui dénote son admiration pour le Caravage (fond noir au bitume caractéristique de Courbet). Puis, loin des portraits sages de Juliette, la femme au podoscaphe étonnante de modernité dans le mouvement, le découpage de la silhouette sur un ciel bleu puis le sommeil où deux femmes s’assoupissent après l’amour : nuances des roses de la chair, détail des positionnements du corps, d’un collier dont deux perles s’échappent comme un soupir de plaisir. Le sujet ne s’échappe pas de la toile, il est posé dans un moment de vie sans être figé, nous appelle au détail, à l’observation critique pas au jugement et sans doute en cela que Courbet dérange.

Curieux de Courbet dès sa jeunesse en Chine, Ming dit joliment de lui que c’est « un peintre pour les peintres ». A contrecourant d’une mode non figurative frôlant cependant ce que d’aucuns ont appelé défiguration, empoignant brosse et balai, arpentant la toile comme on arpente un champ, à larges touches (le plus souvent en bichromie (noir et blanc, gris), Ming saisit, tout comme Courbet (et ceci est étonnant), les détails, les expressions donnant autant à lire et à interpréter qu’à voir. Des Beaux-Arts de Dijon à la villa Médicis, en passant par le Louvre, la biennale de Venise, la fondation Vuitton, il s’interroge sur l’humaine condition (hommes, bêtes, paysages urbains et ruraux), dit les luttes, le chaos, le refus de l’autre.
Il n’y a pas de grandiloquence à mette son autoportrait (Lui) en face de celui de Courbet mais de la gravité dans la façon d’être au monde. Près des sœurs de Courbet, son père, l’oncle aveugle, sa mère toute en fraicheur : avec qui vivons- nous ? d’où venons-nous ? la différence peut être une proximité. Gustave a ses chiens, ses cerfs, Yan ses tigres, ses loups, ses crocodiles, en liberté pour le premier, au zoo pour le second. Aux nus voluptueux de Courbet répond une « pisseuse » qui fait la nique à celle de Picasso. Aux falaises abruptes et placides d’Ornans, font écho les tours dressées de Shanghai entre brume et colère rouge.

A la ferme de Flagey

Ming a accepté un temps de rencontre dans ce second lieu emblématique du « pays de Courbet » : la ferme familiale où Courbet est né, aujourd’hui transformée en lieu culturel. Elle accueille dans sa grande salle d’exposition « Isabey et Courbet : le peintre et son architecte » et dans son parc un combat de cerfs et un buste monumental de Courbet en bois flottés de Tiene Vanly, jeune artiste passé par l’école des beaux-arts de Besançon.
Attentif, souriant, Ming, coudes solidement posés sur la table, attend que la parole soit lancée. C’est un silencieux tumultueux qui laisse, avec amusement, son interlocutrice, s’agiter.
Lisse ? Politiquement correct ? L’homme des 108 brigands et de l’histoire de l’humanité en 150 portraits d’hommes politiques assassinés (exposition de Doha) et qui ritualise, comme Courbet, son œuvre de ses autoportraits, ne parle pas du pourquoi, du comment. Il voit le monde comme il le peint : portraits, sujets floutés qui se fichent de la ressemblance et qui, dans le mouvement posent une question, avancent une interprétation. L’artiste avoue avoir du mal à arrêter la toile comme si son « dire » de liberté disparaissait.
Peindre dans l’atelier rénové de Courbet, c’est aussi affirmer la place de l’artiste dans la société (cf. la toile de Courbet sur ce thème). En s’y mettant en scène et en réalisant sur place un immense portrait de Gustave Courbet, Ming le rend à Ornans et rend hommage à son talent : élégance suprême d’une connivence profonde avec Courbet.

Dominique Daeschler
Exposition Yan Pei-Ming face à Courbet-Musée Courbet-11juin-30septembre