Wajdi Mouawad, dramaturge libano-québécois : « À Beyrouth, cette explosion pose un point final à toutes les mascarades. »

Wajdi Mouawad, né en 1968 à Deir-el-Qamar au Liban, est homme de théâtre, metteur en scène, dramaturge, comédien, directeur artistique, plasticien et cinéaste libano-québécois. Il dirige le Théâtre national de la Colline à Paris depuis 2016. Il exprime aujourd’hui son indignation face à l’explosion qui a détruit Beyrouth.

Les créations de Wajdi Mouawad sont toujours d’une grande puissance, qui évoquent en la transcendant l’actualité tragique de notre monde. Des œuvres, textes et mises en scène, au souffle épique : on se souviendra de la trilogie Littoral / Incendies / Forêts, qui fit dire au magazine Télérama : « Mouawad est l’artisan d’un théâtre qui raconte le monde, le déploie, le déroule comme une fresque, celui qui fait danser sans honte aucune, l’émotion et la fable, la vie des gens avec le tragique immémorial de la condition humaine. »

Plus près de nous en 2017, ce fut le choc du spectacle Tous des oiseaux, donné en plusieurs langues par des acteurs polyglottes, qui appartiennent à plusieurs cultures, à plusieurs mondes. Un spectacle ainsi annoncé : « Dynamitée par la violence du monde, l’histoire intime d’Eitan, un jeune scientifique allemand d’origine israélienne confronté à un violent conflit avec son père, montre comment, dans les luttes fratricides, il n’existe aucune réalité qui puisse dominer une autre. Tout conflit cache un labyrinthe où va, effroyable, le monstre aveugle des héritages oubliés. »

Pendant les jours étranges du confinement, on put entendre, du 16 mars au 20 avril, Wajdi Mouawad dire son journal de confinement, de sa propre expérience à ses errances poétiques : « Une parole d’humain confiné à humain confiné. Une fois par jour des mots comme des fenêtres pour fendre la brutalité de cet horizon ». Ainsi nous murmura-t-il à l’oreille, chaque matin sur le ton de la confidence, un peu de son ressenti, un peu de sa vie, et d’abord la guerre civile et l’enfant au Liban sous les bombes… Il nous dévoila un peu de lui-même, un peu du monde et de nous, sur le site du Théâtre qu’il dirige et qui toujours maintint le lien, par des actions diverses nommées « Les poissons pilotes ».  Et ce fut comme un espoir d’entendre sa voix, au moment où l’accès aux salles de spectacles nous était par force refusé.

Dans une tribune au journal « Le Monde », l’homme engagé sait aujourd’hui trouver les mots pour exprimer sa sidération devant l’explosion, et sa colère contre un gouvernement coupable, décrédibilisé par l’injustice, l’égoïsme et la corruption dont il fait preuve. Une colère que montre aussi ce samedi 8 août le peuple libanais, dans une grande manifestation, à Beyrouth.

TRIBUNE : « Une monstruosité est une tragédie dont on n’a pas trouvé de mots pour la raconter. On ne trouvera pas de sitôt les mots pour dire celle qui vient de dévaster les Libanais. Cette déflagration restera la monstruosité de ce pays. Et le hangar numéro 12 du 4 août 2020 est l’écho de l’autobus du 13 avril 1975 [l’attaque dans la banlieue de Beyrouth d’un autocar de militants palestiniens par les phalangistes chrétiens, faisant 27 morts, en représailles du meurtre d’un ou – selon les versions – de plusieurs chrétiens quelques heures plus tôt, est considérée comme le début de la guerre civile libanaise, qui durera jusqu’en 1990].

Entre ces deux dates, le courage d’un peuple affrontant mille épreuves, mille faillites, mille misères, mille et mille disparitions, quatre cent mille morts et des millions d’exilés, en butte aujourd’hui à un pouvoir constitué pour beaucoup des assassins d’hier et de voleurs. Nous pouvons dire que, tout comme elle a commencé, la guerre civile vient de s’achever : monstrueusement. Elle s’est achevée en une seconde de violence sidérante.

Une explosion si assourdissante que ce qui a explosé ce mardi 4 août n’est pas seulement un stock de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, mais aussi toute la colère contenue dans le cœur de 15 millions de Libanais, (4 au pays, 11 à l’extérieur) une colère à ce point refoulée, si condensée, si pressurisée, que plus rien ne pouvait plus la contenir. Plus aucune crainte, plus aucune inquiétude, plus aucune peur, rien n’était assez grand, aucune frayeur, ni de l’avenir ni du présent, tant l’avenir s’est fané et le présent est devenu un fardeau. Et quant au passé, il n’est que douleur et honte, honte, honte et honte encore.

L’indignation exprimée par la classe dirigeante est une insulte, un scandale.

Voilà pourquoi l’indignation exprimée par la classe dirigeante est une insulte, un scandale. Et à cet étrange Président de la République qui s’étonne, se demandant comment 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium ont pu être laissées en déshérence pendant une période aussi longue et à un emplacement aussi sensible, on aurait envie de demander si la présence de quatre décennies de colère laissée en déshérence et à un emplacement aussi sensible que le cœur des Libanais ne soulève pas tout autant son étonnement et son indignation.

A cette classe dirigeante, qui ne dirige que ses propres intérêts et les intérêts de ceux qui l’ont placée à la tête du pays, nous aimerions demander si la violence de cette détonation, entendue paraît-il à Chypre, est enfin assez forte pour qu’elle parvienne à sa conscience ? Ces politiques font-ils seulement le lien ? Font-ils le lien entre cette explosion et la jeunesse de ce pays, descendue des mois durant pour exiger liberté et justice, faire entendre désir de vivre et manque d’espoir, cette jeunesse que l’on a menacée, méprisée, et à qui on a fini par envoyer les forces de l’ordre ?

Corruption.

Font-ils seulement le lien entre cette explosion indicible et leur corruption ? Un lien entre cette déflagration et le manque d’électricité, l’effondrement du système scolaire, l’incapacité du pays ne serait-ce qu’à bien organiser l’enlèvement des ordures ? Font-ils le lien entre ce terrifiant hurlement qui a dévasté les trois quarts de la ville, jeté 250 000 personnes hors de chez elles et l’effondrement du système économique et bancaire, effondrement dont ils sont les premiers responsables et les grands profiteurs ? Voient-ils ? Entendent-ils ce qui vient de crier ? Lequel, parmi ces fourbes, ces pions, ces marionnettes, ces incapables, aura-t-il le courage de se lever pour dire « Nous sommes les premiers responsables » ? Lequel saura-t-il tenir un autre discours que celui qui consistera à dire : « Non, ce n’est pas de notre faute ! La preuve : nous avons-nous aussi les larmes aux yeux et nous pleurons avec vous ! » ? Lequel osera seulement douter de lui-même, un instant, un instant seulement ?

Que pourront-ils dire encore qu’ils n’ont pas dit ? Quels mensonges dont ils n’ont pas encore usé ? Depuis si longtemps, ils n’ont de cesse d’humilier les Libanais et jamais rien, ils n’entendent rien, ne voient rien, ne reconnaissent rien, jouent les sérieux, transforment le pays en partie de strip-poker, déshabillant les autres, violant tout ce qui peut être violé, chefs de père en fils, cauchemars de ce pays. Le souffle de cette explosion, à deux jours de l’anniversaire de celle qui rasa Hiroshima, est-il assez puissant pour leur faire entendre ce point de non-retour que leurs concitoyens viennent de franchir ?

Tout est détruit. Pas seulement le béton. L’avenir.

Car c’est un point de non-retour. C’est fini. Tout est détruit. Même le temps. Pas seulement le béton. L’avenir. Il n’y a rien. Et ce rien, étrangement, au fond de l’abîme dans lequel est tombé le pays, arrive avec une clarté sidérante. Que fait-on à présent ?

Voilà pourquoi malgré les destructions, malgré les morts et les chagrins insupportables de ces morts et de ces disparus qui se rajoutent à la cohorte des morts et des disparus, ce qui vient d’arriver est du côté du peuple libanais. Cette explosion est de leur côté, elle est leur dernière force jetée dans la bataille contre ceux qui les écrasent, elle est, malgré le malheur qu’elle amène avec elle, leur ange exterminateur. Elle pose un point final à toutes les mascarades. Que peut-il se passer encore de plus effroyable ? Que faut-il qu’il se passe de plus effroyable pour que la justice, l’ombre de la justice, retrouve sa dignité dans ce pays et parvienne à le débarrasser de ce qui égorge chaque jour ses espoirs ?

Il faut donc voir dans cette horreur qui vient d’arriver un levier pour cesser l’horreur. Pour renverser un cauchemar, il faut, dit-on, un cauchemar de même puissance, comme l’infini se voit annulé par moins l’infini. Si la guerre civile fut cette monstruosité, l’explosion qui vient d’avoir lieu est la monstruosité qui l’annule, ramenant ainsi Beyrouth à zéro. Tout est à zéro. Tout est en ruine. Que se passera-t-il à présent ?

A présent, comme après chaque violence dont ce pays fut témoin, il faudra réapprendre à avaler sa salive. C’est un geste parfois très courageux, avaler sa salive. A présent donc, il faut reconstruire l’histoire. L’histoire est en miettes. Doucement consoler chaque morceau, doucement guérir chaque souvenir, doucement bercer chaque image. Mais pour que cette reconstruction, cette douceur, cette bienveillance puisse survenir au pays du Cèdre, le Liban a besoin d’une aide qui n’est pas que financière, mais faite surtout de justice. Le Liban a soif de justice. Et la première justice à faire est que ce qui vient de se dérouler ait droit à une enquête transparente, menée par une commission indépendante et internationale, avec des inspecteurs nommés par les Nations Unies, pour que les Libanais, qui ont perdu toute confiance en ceux qui les dépossèdent de leur vie en conservant le pouvoir depuis tant d’années, aient le sentiment qu’on leur dit la vérité. Les morts méritent cela et ceux qui pleurent les morts plus encore.

Le Liban a besoin que l’aide envoyée soit confiée à des institutions et des organismes qui seront en mesure de prouver que rien n’aura été versé en commissions occultes, alimentant davantage la corruption des dirigeants et l’injustice du pays.

Cesser de faire du Liban, leur instrument.

Ce pays a surtout besoin qu’on encourage ses révolutions. Car celles-ci ne cesseront pas. La jeunesse en premier lieu refera entendre sa soif et sa colère et elle a besoin d’être soutenue pour que ceux qui écrasent ce pays soient tous, c’est-à-dire tous, défait de leurs places à la tête du pays. Et s’il est vrai que les pouvoirs en Iran, Israël, en Turquie, en Russie aux États-Unis, en Arabie saoudite ont fait savoir leur immense émotion et leur solidarité avec le peuple libanais, ils devront pour être conformes avec leurs larmes et leurs paroles cesser, dès aujourd’hui, de faire du Liban leur instrument, celui des Iraniens contre les Israéliens, des Israéliens contre les Syriens, des Turcs contre les Européens, des Américains contre les Russes et des Saoudiens contre les Iraniens. Bien plus que de l’argent, c’est de cela dont le Liban a besoin. Mais contre cette violence-là, on craint que l’explosion qui vient d’avoir lieu soit encore trop faible. Contre la brutalité sans nom de tels États, il faudrait la colère de mille soleils et depuis Sophocle nous savons que les dieux sont insensibles aux injustices, lui qui mit dans la voix d’Électre cette injonction qui résonne si fort aujourd’hui : « Mais où sont donc les foudres de Zeus, où est le soleil flamboyant, si, à la vue de pareils crimes, ils restent sans agir dans l’ombre ? »

Sophocle sut trouver les mots des monstruosités de son époque et il en fit des tragédies. Quelqu’un saura-t-il trouver les mots des monstruosités de notre époque ? L’ébranlement est si puissant qu’on en bégaie, la censure si brutale qu’on en tremble, l’indifférence si hideuse qu’on se liquéfie. Il faut pourtant continuer. Du moins tenter, avec des riens, à paver le chemin pour que ceux qui viendront après nous parviennent à faire ce que nous ne parvenons pas à faire. Mais s’ils parviennent à faire éclore la joie dans ce pays et lui redonner sa force de vie et de liberté, ce sera parce que nous n’aurons pas entièrement baissé les bras.

Wajdi Mouawad