« Vu du pont » d’Arthur Miller. m.e.s. Ivo van Hove

— Par Michèle Bigot —
L’histoire se déroule dans les bas-fonds du New York des années 50, dans le milieu italo-américain des dockers du quartier de Red Hook. La tragédie qui va s’y dérouler, on peut la contempler depuis le pont de Brooklyn. Vu du haut, tout ce petit monde s’agite fébrilement, se débat aux prises avec la misère et le chômage qui rôde. Vus du pont, les personnages n’échappent pas à leur destin. La machine infernale se met en train dans la vie d’Eddie Carbone. Eddie est sicilien, docker endurci à la tâche. C’est un homme généreux, accueillant : il a élevé avec amour Catherine, la nièce de sa femme Béatrice. Mais Catherine devient une femme et il sent qu’elle s’échappe. Arrivent chez lui des cousins de Sicile, Marco le taiseux et Rodolpho le chanteur, émigrés clandestins qu’il se fait fort d’abriter et de cacher aux services de l’immigration. Que pensez-vous qu’il se passât ? Comme dirait Voltaire …..
Tous les éléments de la tragédie sont en place. Le déroulement implacable des faits nous est conté par un narrateur-personnage, Alfieri l’avocat, tour à tour témoin et acteur secondaire. Tel le chœur antique, il commente l’action, il met au jour le conflit des valeurs entre le devoir de solidarité et le désir incestueux. Sicilien lui-même, il connaît le code d’honneur traditionnel, mais avocat de profession, il prône les valeurs libérales de la démocratie américaine, il fait le pont entre les valeurs d’autrefois et celles du monde occidental moderne : il pousse Eddie à renoncer aux prérogatives du patriarche, et à laisser Catherine vivre sa vie. Médiateur dans le conflit qui oppose Catherine à Eddie, il est aussi médiateur entre les acteurs et le public. Il a la bonne distance, celle du témoin éclairé : il surplombe sans être étranger au drame. Image du spectateur projetée sur le plateau. Entre empathie et jugement.
Texte puissant que celui de Miller, qu’il a fallu néanmoins adapter au langage d’aujourd’hui. Le metteur en scène a donc demandé une version nouvelle de la traduction, assurée par Daniel Loayza. Ayant à imaginer l’espace propice au dispositif dramaturgique, Ivo van Hove a opté pour une scénographie se distribuant dans un espace trifrontal. Les spectateurs sont disposés de façon à entourer le drame en le surplombant légèrement. Le narrateur Alfieri assure la transition entre l’espace scénique rectangulaire et les gradins. La distribution comprend Caroline Proust (formidable Béatrice), Alain Fromager (Alfieri), Pauline cheviller (Catherine) et Charles Berling dans le rôle d’Eddie. Énorme fardeau que ce rôle de protagoniste, dans lequel il semble que CH. Berling mette quelque temps à entrer. Il butte parfois sur les mots, cherche occasionnellement sa gestuelle, hésite à occuper l’espace. Il n’est pas à l’abri du sur-jeu dans les moments de malaise.
Outre la scénographie, on signalera la justesse du travail des lumières et des costumes, tout en modestie et retenue, qui tend à cantonner le drame dans un réalisme trivial. La scène finale, le bain de sang (au sens littéral du terme) y gagne en effet de surprise et en intensité tragique.
Face à un tel projet, Ivo van Hove se situe à la fois par rapport à Arthur Miller et par apport à la version en deux actes de Peter Brook, créée à Londres en 1956. Il est sensible à cette thématique de l’immigration clandestine, d’une actualité tragique dans toute l’Europe. La mise en scène se doit donc de présenter ce texte dans toute la force de son actualité, sans rien perdre de sa dimension intemporelle. Au fond l’objectif est le même que pour Les Damnés. Revisiter le passé récent de l’Europe permet de mettre en perspective les drames politiques et humains de l’Europe d’aujourd’hui.
Michèle Bigot

 
Vu du pont
M.E.S. Ivo van Hove
Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier, 4/01>4/02 2017