Voyage dans les mémoires d’un fou

— Par Michèle Bigot —

voyage_memoires_1_fou

Voyage dans les mémoires d’un fou

Lionel Cecilio, auteur , metteur en scène et interprète

Les Déchargeurs, Paris, 12-30 avril 2016, en tournée actuellement

Déjà présenté dans les festival off d’Avignon, le spectacle de Lionel Cecilio continue sa carrière, lentement peut-être, en tout cas sûrement. Le succès ne se mesure pas à la jauge de la salle ni à sa célébrité , mais à la longévité du spectacle. C’est tout le paradoxe du théâtre, éphémère et pérenne, éphémère par essence mais capable de revivre longtemps de ses propres cendres.

Dans le cas qui nous occupe, on affaire à une scène intime et les grandes salles aux jauges impressionnantes ne lui conviendraient pas. Car ce Voyage dans les mémoires d’un fou tient de la confidence. Son interprète s’adresse à chaque spectateur pris isolément. Seul en scène, le comédien interpelle chacun d’entre nous. Mais cette adresse se manifeste par le truchement d’une scène d’écriture. Seul dans sa modeste chambre, un jeune homme entreprend d’écrire ses mémoires, l’histoire amère et désabusée d’ « un cœur navré d’amertume ». Le spectateur endosse alors le rôle du lecteur imaginaire, le complice auquel on peut confier ses déceptions car on sait qu’il partagera la même émotion.

La scène cadre est donc similaire à celle que choisit Flaubert adolescent (il a 17 ans lorsqu’en 1833, il écrit Les mémoires d’un fou). Mais Lionel Cecilio fait également œuvre d’auteur en réécrivant un nouveau texte, palimpseste qui se greffe sur celui de Flaubert. Il avoue que l’idée lui en est venue en 2012, alors qu’il donnait une lecture du Journal d’un fou. La réécriture de ce texte classique commence par l’imposition d’un nouveau cadre. Désormais notre jeune homme, qui se nomme lui-même « un fou », est atteint d’une maladie incurable, et l’écriture de son journal intime est autant celle des douleurs morales qu’il a connues que celle des souffrances physiques qu’il endure aujourd’hui. La temporalité vient donc à se dédoubler entre le passé vécu dans la peine et le présent de sa souffrance : la dimension dramatique s’en trouve étoffée.

Dans cette réécriture due à Lionel Cecilio, le texte de Flaubert est à la fois tronqué et enrichi. Il connaît une modernisation : le jeune héros est notre contemporain, et ses misères, autant que celles du monde, sont d’aujourd’hui. Mais cette adaptation à la réalité contemporaine se double d’une nouvelle dimension, la veine comique, prolongeant ainsi ce que dit Flaubert de l’humeur sarcastique de son protagoniste. Passant du spleen romantique à la satire acerbe des institutions (l’école, l’hôpital), le spectacle se dote ainsi d’une nouvelle épaisseur. Il connaît des variations de rythme et de registre, susceptible d’amuser autant qu’il a pu émouvoir. Voilà le spectateur ballotté sur l’océan déchaîné des affects qui traversent le vie du jeune homme. On passe du rire aux larmes, et ce qui fait transition, c’est l’ironie mordante et cynique dont est capable le héros, à l’instar de l’auteur du Journal d’un fou avouant : j’avais l’humeur railleuse et indépendante. Cette nouvelle variété de registres est toute propre à captiver l’attention du spectateur ; en outre elle présente l’avantage de meubler la scène de personnages nouveaux, la maîtresse, le médecin, tous endossés par l’unique interprète polyvalent. La comédie relaie alors le drame romantique, et le comédien donne libre cours à une interprétation satirique des plus réussies.

La mise en scène donne du relief à cette libre variation sur le texte de Flaubert, car Lionel Cecilio brille autant par sa mise en scène que par son interprétation. La scénographie insiste sur le dépouillement de l’espace, divisé en autant d’espaces scéniques qu’il y a de moments dramatiques : passé lointain, passé récent, et présent se partagent la scène. A chaque moment son lieu et ses objets symboliques ainsi que l’ambiance correspondante : une table où écrire avec lyrisme, un lit où souffre le malade, une avant-scène où se déploient les moments comiques. La création lumière accompagne cette partition de l’espace. Pour cimenter la cohérence de l’ensemble, le meilleur matériau est le corps du comédien. Danseur, équilibriste, comédien facétieux, mime prodigieux, l’acteur fait de son corps l’essence du langage théâtral : il habite l’espace dans une chorégraphie qui confère au texte une architecture solide.

Reste à souligner l’hommage que Lionel Cecilio rend à Flaubert : il a incorporé à son propre langage les moments les plus forts du texte de Flaubert, ceux de la poésie lyrique et ceux de la désespérance romantique :

L’homme, grain de sable jeté dans l’infini par une main inconnue, pauvre insecte aux faibles pattes qui veut se retenir sur le bord du gouffre à toutes les branches, qui se rattache à la vertu, à l’amour, à l’égoïsme, à l’ambition, et qui fait des vertus de tout cela pour mieux s’y tenir, qui se cramponne à Dieu, et qui faiblit toujours, lâche les mains et tombe…

Plus loin :

Je me souviens que, tout enfant j’aimais à vider mes poches dans celles du pauvre, de quel sourire ils accueillaient mon passage et quel plaisir aussi j’avais à leur faire du bien. C’est une volupté qui m’est depuis longtemps inconnue – car maintenant j’ai le cœur sec, les larmes se sont séchées.

Mais la réécriture peut aussi évoluer en pastiche. On trouve, par exemple, dans le texte de Flaubert ce type de phrases, revenant  comme un motif : Enfant, j’aimais ce qui se voit, adolescent ce qui se sent, homme je n’aime plus rien. Et encore : Enfant, j’ai rêvé l’amour, jeune homme la gloire, homme, la tombe, ce dernier amour de ceux qui n’en ont plus.

Ce qui, traduit en langage Cecilien donne : Enfant, j’avais mal à l’être, jeune homme mal au cœur, et à présent adulte j’ai mal au corps.

On ne boudera pas son plaisir devant une telle entreprise théâtrale: son audace est récompensée par son succès. Ce spectacle continue sa tournée dans des salles de petite dimension, mais de grande ambition. Profitons-en pour saluer la programmation de qualité du Théâtre des Déchargeurs, un de ces lieux parisiens auxquels on peut faire confiance de façon quasi systématique !