Valorisation des sargasses : Une ressource pour les chercheurs, les entrepreneurs et les responsables politiques des Caraïbes

Auteur principal : Anne Desrochers
Auteurs contributeurs : Shelly-Ann Cox, Hazel A. Oxenford Brigitta van Tussenbroek

1. Introduction

1.1 Contexte

La prolifération inédite des algues sargasses pélagiques dans l’Atlantique équatorial est un phénomène émergeant majeur : en effet, depuis 2011, les sargasses se déplacent dans la mer des Caraïbes et s’échouent massivement sur les côtes caribéennes exposées aux vents (Franks, Johnson, et Ko 2016, Wang et al. 2019). Ce phénomène a perturbé la pêche, engendré de lourds impacts sur le tourisme et endommagé des écosystèmes cruciaux près des côtes, et, avec eux, les moyens de subsistance côtiers. Enfin, il est aussi à l’origine de problèmes de santé importants au sein des populations exposées aux sargasses en décomposition (PNUE 2018). Ces événements touchent également l’Afrique de l’Ouest, où des échouages massifs de sargasses pélagiques ont lieu depuis 2009 (Addico et deGraft – Johnson 2016).

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Passés les premiers questionnements, cette nouvelle région source de sargasses a été reliée au changement climatique et à l’eutrophisation des océans ; elle devrait continuer à favoriser le développement des sargasses dans le futur. Ainsi, les afflux massifs annuels de sargasses dans la mer des Caraïbes sont désormais considérés comme une nouvelle normalité, qui nécessite des solutions de gestion durables et une adaptation à long terme.

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Les coûts et la main d’œuvre actuellement requis pour nettoyer et traiter continuellement les sargasses échouées ne sont pas durables et ont déjà contraints plusieurs pays (Tobago en 2015, Barbade en 2018, Mexique en 2019) à déclarer « l’état d’urgence » afin de pouvoir utiliser les fonds d’état ou fédéraux et mobiliser de la main d’œuvre (notamment l’armée) pour contrer l’invasion de sargasses. En outre, pour les économies nationales, les pertes de revenus sont substantielles et très préoccupantes pour le secteur touristique, la pêche et les autres activités littorales générant des bénéfices. L’ensemble de la région a donc rapidement cherché des solutions pour transformer cet aléa en avantage, en développant notamment des industries qui peuvent utiliser les sargasses échouées comme matière première e.g. PNUE 2018, ANR 2019.

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C’est dans ce contexte que le projet Adaptation au changement climatique du secteur de la pêche dans les Caraïbes orientales (CC4FISH) a demandé au Centre de gestion des ressources et des études environnementales de l’Université West Indies (UWI-CERMES) de développer un « guide sur les utilisations des sargasses » comme une ressource pour les chercheurs, les entrepreneurs et les responsables politiques caribéens. L’intention était d’entreprendre une étude minutieuse sur les utilisations actuelles et potentielles des sargasses dans les Caraïbes pour partager les progrès et les retours d’expérience, et fournir un répertoire de chercheurs, d’innovateurs et d’entreprises qui travaillent actuellement avec les sargasses pour développer des produits et des solutions économiquement viables.

1.2 Développement du guide

Les informations rassemblées pour constituer ce guide ont été recueillies : (1) par le biais d’une revue de la littérature scientifique, d’articles de journaux, de sites internet, de conférences et de présentations ; (2) en participant à la Conférence internationale sur les sargasses en 2019 et à la Sarg’Expo en Guadeloupe ; (3) en allant à la rencontre de plusieurs pôles de l’industrie de la sargasse dans les Caraïbes (Guadeloupe, République dominicaine et Mexique) pour effectuer des interviews et des visites d’établissements et apprendre directement auprès des entreprises et des chercheurs qui ont déjà réussi à valoriser les sargasses, ou qui ont obtenu des résultats prometteurs dans leurs recherches et leurs essais de commercialisation ; et (4) en communiquant directement par e-mail, téléphone et visioconférence avec les entrepreneurs, les entreprises et les chercheurs du secteur des sargasses, dans d’autres territoires caribéens.

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Ce guide n’est pas exhaustif car il n’a pas été pas possible d’inventorier, de rencontrer ou de communiquer avec l’ensemble des entreprises et chercheurs concernés dans la Caraïbe. C’est malgré tout un document de référence pour les chercheurs, les entrepreneurs et les responsables politiques. Dans un même ouvrage, il passe en revue les utilisations actuelles des sargasses dans les Caraïbes, fournit des retours d’expérience et décrit les défis rencontrés jusqu’à présent. Ce guide donne également un aperçu des utilisations potentielles en se basant sur des exemples de recherches menées dans d’autres régions du monde, sur d’autres espèces de sargasses et d’autres types algues. En outre, il contient un premier répertoire de chercheurs et entrepreneurs caribéens afin de faciliter la constitution de réseaux et le développement de partenariats visant à stimuler des méthodes plus rapides et efficaces de valorisation des sargasses échouées. Enfin, l’objectif est aussi de promouvoir une approche durable de la gestion des sargasses échouées dans l’ensemble de la région.

La première partie de ce guide décrit le contexte dans lequel il a été développé et présente très brièvement la sargasse pélagique, sa biologie de base et sa composition chimique, des informations utiles pour développer l’exploitation de cette biomasse. La section 2 présente les voies de valorisation potentielles des sargasses en se fondant sur des recherches et des exemples d’utilisation des microalgues et des algues brunes notamment, et en mettant en évidence, le cas échéant, les études qui concernent les espèces de sargasses. Cette section fait également référence à des initiatives en cours dans la région Caraïbe1 qui utilisent les sargasses, et dont des exemples sont présentés comme études de cas dans la section 3. Comme évoqué précédemment, nous fournissons dans la section 4, un premier répertoire d’entrepreneurs, d’entreprises, de chercheurs et autres qui valorisent actuellement les algues sargasses ou qui développent des utilisations commercialement viables dans la région Caraïbe. La section 5 examine les actuels défis, leurs conséquences et fournit des leviers d’action pour avancer.

1.3 Espèces de sargasses pélagiques

Les sargasses pélagiques (flottant librement et appartenant au groupe des algues brunes) de l’Atlantique équatorial sont un mélange de deux, voire trois espèces différentes de sargasses (voir Figure 1) : Sargassum fluitans III, Sargassum natans I, et Sargassum natans VIII (Schell, Goodwin, et Siuda 2015).

Il existe plus de 300 espèces de sargasses connues dans le monde. Parmi elles, les espèces susmentionnées sont les seules à flotter à la surface de l’eau pendant tout leur cycle de vie, au lieu de s’accrocher au fond de la mer. Elles sont donc considérées comme des algues « holopélagiques ». On pense également qu’elles sont présentes uniquement dans l’océan Atlantique (les radeaux de sargasses flottantes signalés dans d’autres parties du monde n’appartiennent pas aux mêmes espèces holopélagiques ; ce sont d’autres espèces de sargasses dont le cycle de vie comporte une phase benthique). On pense également que les sargasses holopélagiques de l’Atlantique ne se reproduisent que de manière végétative, en croissant et en se fragmentant, et qu’elles peuvent doubler leur biomasse très rapidement dans les bonnes conditions (9-20 jours ; Hanisak et Samuel 1987, Lapointe 1986). Les sargasses flottantes se déplacent avec les courants océaniques et sont influencées par les vents de surface. Elles flottent sous forme de thalles individuels dispersés, ou plus souvent dans des radeaux composés de nombreux individus emmêlés. Elles forment ainsi de longues lignes (andains) ou des plaques en forme de goutte, qui peuvent mesurer de quelques mètres à plusieurs centaines de mètres de diamètre (Ody et al. 2019). Les connaissances sur leurs taux de croissance et de mortalité lorsqu’elles se déplacent sont très limitées, mais nous savons que les nutriments, en particulier les phosphates, la salinité et la température affectent leur taux de croissance (Hanisak et Samuel 1987).

1.4 Composition chimique

Ici, la composition chimique se réfère à trois principaux groupes de substances chimiques : (1) les « éléments » (ex. : carbone (C), sodium (Na), fer (Fe), Azote (N), phosphore (P), potassium (K), magnésium Figure 1. Différences morphologiques entre les espèces et/ou les morphotypes de sargasses pélagiques (Govindarajan et al. 2019). 5 (Mg), calcium (Ca), etc.) ; (2) les composés « inorganiques » (ex. : eau, sels, CO2, O2, etc.) ; (3) et les « composés organiques » (ex. : glucides, lipides, protéines, etc.).

En général, les algues contiennent 70 à 90 % d’eau en poids, et la biomasse sèche est composée essentiellement de glucides, de fibres et de protéines, avec de faibles quantités de lipides (graisses) et minéraux. On sait, cependant, que les proportions exactes des substances chimiques varient beaucoup entre les algues, surtout entre les trois grands groupes d’algues (vertes, rouges et brunes) (Mouritsen, Johansen, et Mouritsen 2013). Les principaux composants des sargasses pélagiques sont illustrés à la Figure 2. Alors que l’eau représente 82-87 % de la biomasse totale, la biomasse sèche contient des glucides (principalement des polysaccharides), des cendres (principalement du carbone résiduel après une montée à très hautes températures), des fibres, des protéines (y compris des acides aminés), des lipides (y compris des acides gras), et de petites quantités de vitamines, de minéraux et de métabolites secondaires. Chacun de ces composants joue des rôles spécifiques dans le maintien de l’algue et présente des caractéristiques que l’on peut utiliser dans de nombreuses applications, comme indiqué sur la Figure 3 et démontré dans ce guide.

D’après la littérature, la composition chimique exacte et la valeur nutritive sont susceptibles de varier selon la composition de l’espèce de sargasse pélagique, et selon l’endroit, la période de l’année et les conditions environnementales (voir Défis, section 5.2 Composition chimique).

Il est également à noter que les sargasses pélagiques sont composées de deux espèces (trois morphotypes) qui se développent et flottent ensemble. Par conséquent, les analyses chimiques effectuées à ce jour concernent des échantillons « globaux » de sargasses pélagiques comprenant ce mélange d’espèces. Toutefois, quelques études récentes ont séparé les trois morphotypes de sargasses pour examiner les différences de composition entre eux (Milledge et al. 2020, Rodríguez-Martínez et al. 2020, Webber et al. 2019).

 

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