« Une maîtrise de la langue française pour tous, remède aux ghettos identitaire et social »

— Par Alain Bentolila —

Alain Bentolila, linguiste et auteur de « Nous ne sommes pas des bonobos, créateurs et créatures » publié prochainement aux éditions Odile Jacob, estime que la langue est la seule capable de bâtir une identité nationale et de combattre le séparatisme.

Alors qu’une partie de notre jeunesse semble prête à faire sécession culturelle et cultuelle, ce n’est certainement pas dans une loi que nous trouverons des raisons d’espérer repousser la tentation délicieuse du séparatisme. Seul un dialogue lucide et fertile invitant l’autre sur notre territoire et nous offrant les clés du sien, peut nous éviter la guerre civile.

Identité et appartenance

Dans une telle perspective, il est primordial d’effectuer une stricte distinction entre appartenance (x ∈ E) et identité (x = E). Car cela conditionne la capacité de chaque citoyen de penser librement ses engagements, sans pour autant avoir honte de ses racines. En d’autres termes, une appartenance ne se renie pas, mais elle ne doit jamais déterminer nos analyses et nos convictions. Chérir sa spécificité culturelle ou spirituelle sans jamais aliéner son libre arbitre permet de construire un dialogue dans lequel chaque identité singulière contribue à construire l’intelligence collective. J’appartiens à la communauté juive, mais je revendique le droit de défendre la cause des Palestiniens que je juge injustement traités.

Tu appartiens à la communauté musulmane, mais tu sais reconnaître le droit à l’existence de l’État d’Israël. Soutenus par notre langue commune, nous saurons, l’un comme l’autre, exposer et comprendre nos arguments respectifs. L’identité n’efface donc pas l’appartenance religieuse ou ethnique, mais elle invite chacun à ne pas être prisonnier d’un paradigme d’apparences, de rituels et de dogmes. Tout citoyen doit ainsi avoir les moyens d’analyser et d’interpréter avec profondeur historique, objectivité et humanisme, un discours ou un texte dans sa complexité ; en refusant que quiconque, au nom d’une communauté d’appartenance, ose lui imposer une pensée stéréotypée, « certifiée conforme ».

« Pour relever ce défi,  la puissance de la langue, est en effet centrale »

La construction d’une « identité nationale honorable » ne peut se borner à afficher une uniformité de façade imposée de force par certains et respectée de mauvais gré par les autres. Seuls la rancœur et le mépris seraient au rendez-vous de la cohabitation détestable de communautés qui s’ignorent où se haïssent. Partager une identité nationale, ce n’est pas recevoir la carte d’un club au sein duquel tout le monde posséderait la même culture, chérirait la même histoire qui serait interdite de tout questionnement. Mais pour assurer pacifiquement la richesse de sa diversité, l’identité nationale doit être portée par un engagement solennel de la République : « Nul, quelle que soit sa croyance, quelle que soit sa culture, ne sera privé de la force de la parole, nul ne sera exclu de la capacité de comprendre. »

Pour relever ce défi, la puissance de la langue, est en effet centrale : fondamentalement, l’identité nationale, c’est la conscience d’appartenir à une communauté rassemblant des appartenances diverses, mais partageant une volonté de dialogue grâce à une égale maîtrise, un égal respect, un égal amour de la même langue. C’est à cette seule condition que tous les citoyens, d’où qu’ils viennent, pourront apprendre à porter avec conviction leurs pensées vers les autres sans les agresser, mais avec la ferme intention d’être compris au plus juste de leurs intentions. En retour, ils seront capables de recevoir la réflexion des autres au seuil de leur intelligence, sans a priori, sans préjugés et… sans fausse complaisance. Seule une maîtrise plus justement partagée de la langue française peut ainsi permettre à tous les enfants de notre pays de ne considérer aucune différence comme infranchissable, aucune divergence comme inexplicable, aucune appartenance comme un ghetto identitaire.

« Je veux ici dénoncer le renoncement d’un État qui n’a pas su remplir son devoir d’intégration linguistique »

Une identité nationale honorable se choisit ! On ne la reçoit pas passivement comme une onction divine, car alors c’est d’un clan que l’on fera partie. Un clan dont les membres élus ne seront liés que par mépris des autres. Un clan dont on imitera maladroitement les rites, dont on répétera sans les comprendre les clichés et dont on partagera préjugés et mots d’ordre. Choisir son identité nationale, c’est être capable de faire l’effort du sens historique et culturel qui la fonde ; c’est pénétrer dans une immense bibliothèque qui conserve la trace de ce que, de génération en génération, des hommes ont dit et écrit, non pas pour s’enfermer à l’intérieur de frontières mais pour offrir leur tribut singulier aux valeurs universelles. On n’y entre pas les yeux bandés ; ces traces ne sont pas conservées pour que l’on y mette servilement nos pas ; elles sont soumises à notre réflexion, offerte à la discussion collective. Une identité nationale se mérite par l’effort intellectuel et linguistique qu’on lui consent.

Je veux ici dénoncer le renoncement d’un État qui n’a pas su remplir son devoir d’intégration linguistique envers les nouveaux arrivants alors que la plus sûre garantie d’une intégration dignement construite, c’est qu’ils maîtrisent la langue française. Je dis bien « maîtriser la langue française », et non la « baragouiner ». Nous avons en effet ; depuis trop longtemps, accepté avec une complaisance coupable que le problème de d’insécurité linguistique dont souffrent certains citoyens soit dissimulé sous le concept dangereux – mais d’une extrême correction politique – de « diversité linguistique ». Chacun pouvant ainsi parler comme il l’entend, chacun pouvant écrire comme cela lui chante, peu importe l’efficacité de sa parole.

« C’est donc bien à l’école et à ses partenaires de donner un sens honorable à l’identité nationale »

Nous devons, au contraire, à tous ceux que l’on accueille, d’où qu’ils viennent, le meilleur de notre langue. Ce n’est ni dans le foisonnement de particularismes langagiers, qui stigmatisent plus qu’ils ne distinguent, ni dans la défense hautaine d’une langue pure et statique, qui exclut, que réside la promesse d’une identité nationale collectivement élaborée. Tous les citoyens dans ce pays ont droit à une langue juste, précise et… créative ; il est de notre devoir de la leur offrir, il est de leur devoir de la chérir. C’est à cette seule condition que chacun pourra contribuer à construire une histoire collective fondée, non sur un seul et même « roman national révélé », qui serait fatalement rival des romans communautaires tout aussi révélés, mais sur un constant échange, ferme et respectueux, permettant à tous de découvrir sous nos valeurs d’appartenance les valeurs universelles qui les fondent. C’est donc bien à l’école et à ses partenaires de donner un sens honorable à l’identité nationale : tous citoyens libres et responsables d’une République de la diversité, rassemblée par la force du verbe.

Source : Marianne.net