Pourquoi en l’absence de fibre patriotique, c’est désormais l’économie qui doit primer en matière de catalyseur du développement de la Guadeloupe ?
— Par Jean-Marie Nol, président du cercle des économistes de la Guadeloupe —
L’histoire de la Guadeloupe, tissée de conquêtes, d’appropriations, d’esclavage et d’assimilation, n’a pas encore permis l’émergence d’une nation avec un sentiment patriotique au sens classique du terme. Ce constat, loin d’être une opinion isolée, plonge ses racines dans un héritage colonial profondément ancré et toujours perceptible dans les structures économiques et sociales de l’île. Depuis le 28 juin 1635, date de la prise de possession de la Guadeloupe par la France, la construction identitaire du territoire s’est faite sous le sceau de la domination. Après l’extinction du peuple premier, la Guadeloupe est née colonie. Cette naissance brutale, marquée par l’extermination des populations autochtones Kalinagos, la traite négrière et la mise en esclavage de milliers d’Africains, a laissé en héritage une société fragmentée, dépendante financièrement et économiquement , assistée socialement où l’idée de nation n’a jamais réellement pu émerger jusqu’à aujourd’hui et a fortiori s’imposer au peuple . Et force est de constater que c’est la principale raison du plafond de verre des nationalistes en Guadeloupe. En effet, la frontière entre patriotisme et nationalisme reste ténue mais dans le contexte de la Guadeloupe où l’assimilation est très forte ,il existe une différence de taille . Le patriotisme s’apparente à un attachement modéré à la nation, tandis que le nationalisme, poussé à l’extrême, peut basculer dans la xénophobie et l’exclusion. Le nationalisme infra-étatique ou minoritaire n’échappe pas à cette ambivalence : il peut se faire progressiste ou, à l’inverse, épouser les thèses de l’extrême droite. En somme, le nationalisme est intrinsèquement lié à une orientation politique de type tiers – mondistes et à une obédience marxiste leniniste, voire maoïste et troskistes : il épouse les contours culturels des sociétés qu’il traverse comme à l’exemple des Antilles-guyane.Dans le contexte guadeloupéen, la frontière entre patriotisme économique et nationalisme politique mérite une analyse rigoureuse tant les deux notions, souvent confondues, dessinent des logiques d’engagement différentes. Le patriotisme, dans son acception modérée, traduit un attachement affectif et raisonné à un territoire, à une culture, à une histoire partagée. Il s’inscrit dans une dynamique constructive où l’amour du pays se conjugue avec la volonté de contribuer à son essor économique et social. Le nationalisme, en revanche, lorsqu’il franchit certaines limites, devient une idéologie de rupture et d’exclusion, pouvant dériver vers des formes autoritaires ou identitaires inquiétantes à l’exemple du noirisme . Dans les sociétés postcoloniales comme celles des Antilles-Guyane, cette tension est d’autant plus vive qu’elle s’enracine dans une histoire marquée par la domination, la résistance et une assimilation toujours en débat.
En Guadeloupe, cette complexité se manifeste par la coexistence de plusieurs niveaux d’identification. Il y a une fierté locale incontestable : l’histoire incarnée par les révoltes populaires de Delgres,Ignace et consorts, le créole, la musique, la littérature, le carnaval et l’héritage pluriel forgé par des siècles de métissage culturel. Ce nationalisme culturel n’est pas réducteur ; il ne se veut pas nécessairement indépendantiste. Il célèbre une identité propre sans pour autant rejeter l’appartenance à la République française. La Guadeloupe se vit ainsi comme une terre à part entière, riche de ses spécificités, mais intégrée à un cadre institutionnel et citoyen plus large.
Cette ambivalence s’exprime aussi dans la sphère politique. Lors des référendums sur l’autonomie en 2003 en Guadeloupe et en 2010 en Martinique, une majorité claire de la population a rejeté toute évolution statutaire vers plus d’autonomie institutionnelle. Ce choix, loin de trahir une absence de conscience identitaire, révèle plutôt une recherche d’équilibre entre reconnaissance des singularités culturelles et sécurité liée à l’appartenance à la France. Les revendications locales ne portent donc pas pour le moment sur un repli souverainiste mais sur une exigence de respect, de dignité et de visibilité au sein du cadre national. Les grandes figures intellectuelles antillaises, de Césaire à Fanon, de Glissant à Condé, ont théorisé cette posture singulière : celle d’un nationalisme ouvert, humaniste, qui affirme l’identité tout en refusant l’enfermement. Aimé Césaire déclarait avec force qu’il était Martiniquais, Français, Africain et homme, balayant d’un trait les dichotomies simplistes entre appartenance nationale et affirmation locale. Cette pensée riche irrigue encore aujourd’hui les luttes culturelles et citoyennes aux Antilles.
Mais le nationalisme, dans son versant politique ou ethnique, peut devenir dangereux lorsqu’il cesse de construire pour ne plus que dénoncer, lorsqu’il érige des frontières là où il faudrait tisser des ponts. L’histoire haïtienne, notamment sous la dictature de Duvalier, illustre les dérives d’un nationalisme converti en outil de contrôle, d’oppression et de rejet. Dès lors que l’idéologie devient un instrument de pouvoir, la culture nationale cesse d’être une source d’émancipation pour se faire l’agent d’une exclusion autoritaire.
En Guadeloupe, si certains mouvements nationalistes groupusculaires continuent de revendiquer une indépendance radicale, leurs mots d’ordre restent largement marginaux, sans prise durable sur la population. Ce rejet de l’indépendantisme n’est pas une marque de passivité ou d’aliénation, mais bien souvent l’expression d’un attachement raisonné à un modèle d’intégration qui, malgré ses lacunes, garantit des droits, des services, une stabilité que peu de micro-États postcoloniaux peuvent offrir.
La citoyenneté française, dans les faits, est pleinement vécue par une majorité importante de Guadeloupéens et de Martiniquais. Ils se définissent tout à la fois comme 100 % antillais et 100 % français. Cette double appartenance n’est pas un compromis honteux mais une richesse, souvent éprouvante, parfois source de tensions internes, mais jamais reniée. Elle s’incarne dans les pratiques quotidiennes, les parcours de vie, les luttes sociales, l’éducation bilingue ou la création artistique. La dynamique actuelle de ce nationalisme culturel n’est donc ni passéiste ni séparatiste. Elle est tournée vers l’avenir, portée par une jeunesse qui assume ses racines tout en revendiquant pleinement sa place dans la République. L’introduction du créole à l’école, la valorisation des figures culturelles locales, l’essor des industries créatives et le développement d’un patriotisme économique de proximité sont autant de signes d’une maturation collective.
La Guadeloupe n’est pas un territoire schizophrène, tiraillé entre deux fidélités inconciliables. Elle est au contraire un laboratoire identitaire complexe où se réconcilient, non sans difficultés, histoire locale et destin national. Cette quête identitaire inaboutie, parfois douloureuse, est aussi le signe d’une société vivante, en débat avec elle-même, refusant les assignations simplistes. Elle pose une exigence à la République : reconnaître pleinement cette altérité interne, non comme un problème à résoudre, mais comme une promesse de reconnaissance des spécificités locales à tenir.
Le cas de la Guadeloupe démontre que l’identité nationale n’est pas forcément exclusive. On peut être fier de ses racines, de sa culture et de son histoire locale, tout en se reconnaissant dans une citoyenneté plus large. C’est là toute la richesse et la singularité de la Guadeloupe aux côtés de la France. Non pas une contradiction, mais une complexité assumée, souvent de façon névrotique avec la quête identitaire inaboutie à ce jour . Ce passé structure encore largement le présent. En 1946, la départementalisation prônée par aimé Cesaire et d’autres devait marquer une rupture, un progrès social , une reconnaissance. Mais elle a surtout ancré davantage la Guadeloupe dans un système politico-économique centralisé, reproduisant des logiques de dépendance coloniale , où le pouvoir réel reste largement extérieur, et où les élites locales ont trop souvent été réduites à des fonctions d’intermédiation. Dans ce contexte, comment espérer la naissance d’une fibre patriotique au sens politique du terme en Guadeloupe avec un statut d’autonomie ? Comment prétendre à une conscience collective de destin partagé quand l’histoire même du territoire est celle d’une dépossession, d’un arrachement à soi, d’une subordination économique organisée ?
Et pourtant, un autre levier peut se dessiner, moins idéologique , moins sentimental, plus pragmatique, mais potentiellement aussi fédérateur : celui du patriotisme économique.Le patriotisme écologique et le patriotisme culturel ça n’existe pas , donc pas la peine d’en faire état. Par contre patriotisme politique et patriotisme économique sont deux notions qui reflètent une réalité tangible. Le patriotisme politique et le patriotisme économique sont deux concepts distincts qui reflètent des attitudes et des sentiments différents envers son pays.
– Patriotisme Politique*
Le patriotisme politique se réfère à l’attachement et à la loyauté envers les institutions politiques, les valeurs et les principes d’un pays. Il s’agit d’une forme de nationalisme qui met l’accent sur la fierté d’appartenir à une nation et à ses institutions politiques. Les partisans du patriotisme politique défendent souvent les intérêts nationaux, la souveraineté et l’indépendance de leur pays.
– Patriotisme Économique*
Le patriotisme économique, quant à lui, se concentre sur la défense des intérêts économiques d’un pays et de ses entreprises. Il s’agit d’une attitude qui privilégie les produits et les entreprises nationaux par rapport aux produits et aux entreprises étrangers. Le patriotisme économique peut se manifester par des mesures protectionnistes, des politiques d’achat préférentiel de produits nationaux ou des campagnes de promotion des entreprises locales.
En résumé, bien que les deux formes de patriotisme partagent un sentiment d’attachement à son pays, elles diffèrent dans leur objet, leurs manifestations et leurs impacts potentiels. Le patriotisme politique est davantage lié aux institutions et aux valeurs nationales, tandis que le patriotisme économique se concentre sur les intérêts économiques et la compétitivité des entreprises d’un pays.
Contrairement à la fibre patriotique politique , identitaire , affective, symbolique, construite sur le récit national des luttes pour la liberté voire plus tard de classe et la mémoire commune, le patriotisme économique s’érige en rupture du système et se forge dans la volonté d’agir concrètement pour le développement du territoire. Il s’agit non pas de se battre pour une nation fantasmée ou une patrie en germe idéalisée, mais de soutenir, promouvoir , développer, et protéger les intérêts économiques locaux pour sortir d’un modèle hérité du passé.
Ce patriotisme économique n’est pas une idée abstraite. Il peut devenir une réponse cohérente et opérante à l’absence de nation guadeloupéenne au sens traditionnel. Il s’inscrit dans une logique de reconquête économique, de sécurisation et de développement de l’appareil productif, de réappropriation de la capacité à produire, à innover, à exporter. En cela, il constitue un projet politique au sens noble du terme : il suppose une vision prospective, une stratégie à moyen-long terme et un engagement collectif.
Mais pour que cette dynamique prenne corps, plusieurs conditions doivent être réunies. Il faut d’abord que les élites politiques et économiques soient à la hauteur de l’enjeu. Cela exige d’abord des investissements ciblés dans le secteur d’activité de la production, puis une réforme en profondeur de leurs pratiques, de leurs priorités, de leurs alliances. Tant que les intérêts individuels et électoralistes primeront sur le bien commun, tant que les logiques clientélistes ou dépendantes structureront les décisions, aucune stratégie de développement endogène ne pourra véritablement voir le jour.
Ensuite, ce patriotisme économique ne pourra être qu’un leurre s’il ne s’accompagne pas d’un dispositif volontariste de soutien à l’innovation, à l’investissement productif, à l’export. Cela suppose une vision de long terme, mais aussi une capacité à agir dans le court terme : formation des compétences locales, appui à la création d’entreprises notamment à partir de la diaspora, financement de la recherche appliquée, montée en gamme des filières agricoles et industrielles, protection des savoir-faire, contrôle des circuits de distribution.
Le patriotisme économique, s’il est bien pensé, peut aussi réconcilier des aspirations longtemps opposées : le besoin d’autonomie stratégique sans nécessairement passer par une idéologie politique dictée par une bascule vers l’article 74 de la constitution ; la volonté d’émancipation économique tout en sortant de l’assistanat du cadre républicain ; la fierté de produire localement sans sombrer dans un repli identitaire stérile. Il peut faire émerger un nouveau type de citoyen patriotes en dehors de l’ancien cercle de nationalistes fonctionnaires : non pas celui qui se contente de consommer les 40% ou de revendiquer, mais celui qui agit pour renforcer la souveraineté économique de son territoire par son engagement dans une politique d’investissements .
Dans cette perspective, la Guadeloupe a tout à gagner. Loin de la nostalgie d’un nationalisme introuvable dans ses racines historiques, elle peut faire émerger un nouveau contrat moral et économique fondé sur l’intérêt collectif, la responsabilisation et la solidarité productive. Elle peut tirer parti de son statut pour transformer la départementalisation d’un piège en levier, pour que les dispositifs financiers républicains servent enfin un développement durable et endogène ancré dans les réalités locales, et non la perpétuation d’une économie de comptoir, d’importation et de transferts.
Le patriotisme économique ne relève pas d’un romantisme perdu, mais d’une lucidité politique. Il ne nie pas l’histoire passée de l’émergence du nationalisme en Guadeloupe, il en prend acte. Il ne cherche pas à inventer une nation qui n’a jamais existé jusqu’à présent , mais à construire une puissance économique partagée, fondée sur une communauté d’intérêts, de projets, et peut-être demain, d’ambitions collectives au service d’une émancipation . Si aimer son pays, c’est vouloir qu’il se relève, qu’il s’affirme, qu’il se développe dans la dignité, alors oui, le patriotisme économique est aujourd’hui le seul levier possible du nationalisme en Guadeloupe.
Ce patriotisme économique ne pourra cependant pleinement s’incarner sans l’implication des forces vives de la société guadeloupéenne, à commencer par la jeunesse. Or, un paradoxe cruel s’impose : jamais les jeunes générations guadeloupéennes n’ont été aussi éduquées, aussi diplômées, aussi ouvertes sur le monde. Et pourtant, jamais elles n’ont été aussi assimilées et promptes à tourner le dos à leur territoire d’origine. L’exil des talents – souvent silencieux mais massif – constitue aujourd’hui l’un des symptômes les plus inquiétants de l’absence de fibre patriotique.
Nombre de jeunes formés dans les universités des Antilles, françaises ou étrangères, parfois à grands frais publics, refusent de revenir s’installer et s’investir en Guadeloupe. Ce refus ne tient pas uniquement à des considérations économiques – manque d’emplois qualifiés, salaires faibles, faible reconnaissance – mais aussi, et peut-être surtout, à une distance affective vis-à-vis du territoire. Ces jeunes ne se reconnaissent pas dans un pays qu’ils estiment figé, clientéliste, peu ouvert à l’innovation, replié sur ses contradictions. Ils préfèrent s’accomplir ailleurs, dans des environnements plus stimulants, plus méritocratiques, plus dynamiques. En cela, ils actent par leurs choix personnels l’incapacité du territoire à générer un attachement profond, un engagement durable, une volonté de retour.
Ce phénomène n’est pas seulement une perte humaine. Il est une défaite symbolique. Une société où les meilleurs éléments refusent de revenir bâtir, entreprendre, transmettre, créer, et où ceux qui restent s’adonnent à la violence, aux addictions, est une société qui se condamne à la stagnation. Elle nourrit sa propre dépendance en renonçant à sa matière grise. Ce désengagement générationnel révèle un vide identitaire : si l’on ne se sent pas redevable envers sa terre natale, si l’on ne voit pas dans sa réussite individuelle un levier collectif, c’est bien que le sentiment d’appartenance reste fragile, superficiel, voire inexistant.
Le patriotisme économique, dans cette optique, ne peut réussir qu’en recréant les conditions d’un enracinement. Il doit redonner envie. Envie de rester. Envie de revenir. Envie de construire. Cela passe par un récit collectif nouveau, fondé non pas sur la nostalgie de l’histoire ou la culpabilisation, mais sur la valorisation de ceux qui osent, qui investissent, qui font le pari du territoire. Il faut pouvoir dire aux jeunes Guadeloupéens : votre avenir est ici, non pas par défaut mais par ambition. Non pas pour “aider la Guadeloupe”, comme on le dit d’un devoir lointain, mais pour s’y réaliser, s’y projeter, y faire société.
Ce n’est qu’au prix de cette reconquête affective et intellectuelle des jeunes générations que le patriotisme économique pourra devenir autre chose qu’un slogan. Il doit être un pacte d’avenir entre ceux qui y croient encore, ceux qui veulent revenir, et ceux qui ont le courage de ne jamais être partis. Une société sans jeunesse engagée est une société sans avenir. La Guadeloupe n’échappera pas à cette règle. Elle devra choisir entre la reconquête de ses enfants ou l’acceptation de leur éloignement comme une fatalité. Entre l’ancrage et la fuite. Entre l’élan commun ou la résignation. Car il ne s’agit plus simplement de produire local, mais bien de penser local, de croire local, et surtout, de construire ensemble une nouvelle économie de production en Guadeloupe à la hauteur de nos talents , et force est de souligner que cela passera obligatoirement au préalable par un changement de modèle économique , et non pas de statut politique.
SE GREN DIRI KA FE SAK DIRI
– traduction littérale : ce sont les graines de riz qui font un sac de riz
– moralité : L’accumulation de petites choses finissent par aboutir à de grandes choses / les choses se font petit à petit
Jean Marie Nol président du cercle des économistes de la Guadeloupe