Une exposition dans un lieu de fierté

— Par Aimé Charles-Nicolas —

De nombreux médias (leur nombre dépasse 70 sur Google ! je n’ai pas pris le temps d’aller plus loin) soulignent que La Martinique occupe la deuxième place parmi les pays étrangers qui ont eu le privilège d’accueillir l’exposition prestigieuse intitulée Révélation ! Art contemporain du Bénin. Et tous retiennent que l’exposition est exceptionnelle. Il est probable que le déplacement du chef de l’état béninois a renforcé la dimension internationale de l’évènement. On note que la plupart des médias internationaux s’intéressent davantage au contenu de l’exposition qu’à la polémique sur l’Habitation Clément.

Elle est pourtant intéressante, cette vieille polémique que nous connaissons par cœur qui conteste le choix du lieu et dont le retour est dû sans doute à l’éclat international de l’exposition. À ce propos, ce sont les historiens Philippe Pierre-Charles et Gilbert Pago qui écrivent, ce 20 décembre au sujet de l’Habitation Clément « haut-lieu, dit-on, de l’abomination esclavagiste ; on est tout de même contraint de s’interroger : dans un pays qui a vécu deux siècles sous la rigoise, existe-t-il un lieu où le claquement du fouet n’a pas résonné, ne s’est pas gravé dans la mémoire historique ? »

Pourquoi cette fixation sur l’Habitation Clément ?

Poursuivons leur raisonnement, sans eux : pourquoi cette fixation sur l’Habitation Clément ? De nombreux lieux en Martinique pourraient témoigner de l’esclavage, chacun à sa manière, les uns sur un mode chemin de croix (les exactions, la souffrance, l’omniprésence du fouet), d’autres sur la vie quotidienne dans une habitation (la Savane des esclaves de Gilbert Larose, la Pagerie par Manuella Yung Hing), d’autres insistant sur la résistance (comme un fort Delgrès martiniquais ou bien les statues de Nèg mawon, ou l’actuelle belle exposition du Panthéon « Oser la liberté – Figures des combats contre l’esclavage » par Florence Alexis), d’autres encore sur la résilience (le dernier étage du Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines de Washington).

Justement, la force de l’Habitation Clément c’est cette légitimité dans notre histoire commune marquée par l’esclavage, c’est là justement qu’est sa pertinence pour présenter l’exposition du Bénin. Elle a appartenu à des Noirs et à des Blancs. Elle est le symbole de la complexité de notre histoire, elle aurait pu s’appeler Habitation Simon de Bassigny ou Habitation Virginie de Franqueville mais le nouvel acquéreur en 1986, Bernard Hayot, a préféré la nommer du nom du dernier propriétaire en hommage à ce premier médecin noir de la Martinique.

Aujourd’hui nous connaissons la complexité de cette histoire d’esclavage ici, et aussi sa complexité dans notre relation avec le Bénin. Nous sommes assez adultes pour faire avec. C’est pourquoi la vision manichéenne que nous avons entendue de deux ou trois sources risque d’installer durablement dans l’imaginaire de notre population une tension entre les communautés, une agressivité. Elle contribue à la lourdeur de l’ambiance en Martinique. Elle est dépassée et nous le savons tous depuis longtemps, au moins depuis la plantation le 17 décembre 2001 du Courbaril de la Fraternité par le visionnaire Aimé Césaire et depuis le 10e anniversaire de cette plantation par Serge Letchimy. Césaire explicite sa pensée : « Le courbaril c’est l’enracinement, (je précise : du vivre-ensemble) dans le roc s’il le faut, mais vainqueur grâce à l’entêtement et au vouloir vivre », et Césaire met les points sur les i : « ce qui est valable pour l’arbre est valable pour l’homme ».

Le ressassement du ressentiment

En effet, il faut arrêter cette macération dans la souffrance. Cette posture de victime pouvait, il y a plusieurs dizaines d’années, se comprendre, lorsque Oruno Lara s’esclaffait : « les populations de Guadeloupe, de Martinique se croyaient non concernées par l’esclavage. D’où leur fureur de découvrir leur ignorance ! Ils étaient esclaves, colonisés et ils l’ignoraient ! » Mais aujourd’hui nous savons ! Et nous assumons tranquillement, sans « fureur ». Sauf que pour certains, la maturation ne se fait pas : l’esclavage se révèle un terreau idéal pour faire fructifier le ressentiment. Ce, d’autant plus qu’il a été recouvert par le déni, par l’oubli, par le non-dit. De l’esclavage nous retenons souvent la déshumanisation, les sévices, les humiliations, et le mot souffrance est revenu très souvent dans les déclarations et discours depuis le vernissage de l’exposition. Mais n’oublions pas que les esclavisés ont remporté des victoires et nous sommes riches de leur résistance, nous en sommes fiers. Et nous avançons. Restons dans cette étape de la résilience, ne retournons pas dans le ressassement du ressentiment. Nos ancêtres ont su créer, ont su imaginer, ont ainsi résisté à la déshumanisation. Ils ont avancé. Ils ont su construire une nouvelle culture. Leurs descendants poursuivent, en Caraïbe, cette résilience dans leur quête créative. Cependant ils pâtissent d’un éloignement des marchés et des grands lieux d’exposition. L’Habitation Clément, qui reçoit 200 000 visiteurs par an, leur permet une visibilité et une reconnaissance. Nous sommes dans l’étape résilience. La souffrance, c’est le passé. Nous avançons. Ici la particularité de l’exposition Révélation ! Art contemporain du Bénin c’est qu’elle s’ouvre sur la présentation des photographies des 26 trésors royaux emportés par le colonel Dodds lors de la prise du Danxomè sous le règne du roi Béhanzin (trônes d’apparat, objets de culte, statues, autels portatifs, ré-cades…). Est ainsi marquée, sous nos yeux, l’importance du sacré et du spirituel pour les ancêtres et aussi pour les artistes d’aujourd’hui notamment haïtiens que nous avons vus souvent à l’Habitation Clément. Et nous ne boudons pas notre plaisir de pouvoir comparer l’imaginaire et le travail des ancêtres d’une part et ceux de leurs descendants. Nous aurions tort de sous-estimer l’importance de la continuité, montrée à l’Habitation Clément, des deux côtés de l’arrachement, en d’autres termes l’importance de cette capacité à ne pas oublier et à avancer, à dépasser le traumatisme de l’esclavage pour regarder demain. Et les deux dernières expositions de Clément nous ont montré un Césaire poète et homme politique animé toujours par la volonté d’édifier l’homme qui s’aventure à l’opposé de l’immobilité des vies courbées ou écrasées par le ressentiment :

« Ne dépare pas le pur visage de l’avenir bâtisseur d’un insolite demain
que ton fil ne se noue
que ta voix ne s’éraille
que ne se confinent tes voies
avance »
– Aimé Césaire