Un récital de Célimène Daudet diffracté par le regard biaisé de Christophe Huss sur le public de la diversité ethnoculturelle

— Par Claude Dauphin, musicologue —

/Mise en contexte/

—Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue — L’article ici reproduit a été acheminé par le musicologue d’origine haïtienne Claude Dauphin au journal montréalais Le Devoir à la suite de la parution le 23 mars 2023, dans les pages de ce quotidien, de l’article du critique musical Christophe Huss consécutif au récital de la pianiste franco-haïtienne Célimène Daudet tenu à Montréal le 22 mars 2023. L’article de Christophe Huss s’intitule « Célimène Daudet : l’art mais la manière » et il est encore accessible sur le site Web du journal Le Devoir. Pour les lecteurs qui ne vivent pas au Québec, il est utile de préciser que le journal Le Devoir, sur son site officiel, est présenté comme suit : « Le Devoir est un média d’information indépendant, sur mobile, papier, tablette et Web. Il a été fondé le 10 janvier 1910 par le journaliste et homme politique Henri Bourassa. Le fondateur avait souhaité que son journal demeure totalement indépendant et qu’il ne puisse être vendu à aucun groupe, ce qui est toujours le cas plus de cent ans plus tard. De journal de combat à sa création, Le Devoir a évolué vers la formule du journal d’information dans la tradition nord-américaine. Il s’engage à défendre les idées et les causes qui assureront l’avancement politique, économique, culturel et social de la société québécoise ». Par-delà les termes ainsi exposés de la politique éditoriale du Devoir, plusieurs intellectuels et professionnels québécois issus de la diversité et qui œuvrent depuis de longues années à la modernisation du Québec, éprouvent de réelles difficultés à s’exprimer dans les pages de ce journal. Nombre d’intellectuels et de professionnels québécois issus de la diversité font état d’un malaise toutes les fois que Le Devoir leur ferme la porte au nez et oppose une fin de non-recevoir à leurs contributions bénévoles. Dans le contexte sociopolitique actuel au Québec où Le Devoir, autrefois réputé terre d’accueil de la libre expression, semble s’être barricadé dans la tour d’un nationalisme frileux et nombriliste, l’article de Claude Dauphin a été relégué aux oubliettes par la rédaction de ce journal… Le lecteur de l’article de Claude Dauphin en prendra toute la mesure lorsqu’il écrit que « La promesse que m’adressait par courriel la rédactrice en chef du Devoir d’intervenir en faveur de la publication de mon texte s’est révélée être une manœuvre dilatoire et dédaléenne habilement transformée en fin de non-recevoir, voire une manière de censure ».

Originaire d’Haïti, Claude Dauphin a obtenu en 1987 un doctorat de musicologie (Académie Liszt de Budapest, Hongrie). Professeur émérite au Département de musique de l’Université du Québec à Montréal, il a formé plusieurs générations d’étudiants. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques et de livres de référence. En voici un échantillon.

Articles 

Haïti : un asile politico-musical pour les chambristes juifs pendant l’Holocauste. Chaire de recherche du Canada en politique et musique, 19 juin 2023.

Rousseau, Schumann et Kodály : regards croisés sur la pédagogie musicale. Bulletin of the International Kodály Society, janvier, 2015, 9–33.

Le conte chanté d’Haïti et sa transmission : trois leçons d’esthétique en contexte d’oralité. Takam Tikou, 18 mars 2013. 

Pour une herméneutique de l’éducation musicale : actualiser l’enseignement de la musique sans renier son essence. Recherche en éducation musicale, 28, 209–225, 2010. 

Mouvance et évolution du champ de la recherche en éducation musicale au Québec. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 8 (2), 2006, 21–34.

Rousseau, les paradoxes du musicien solitaire. La Pensée : revue du rationalisme moderne, 337, 35–38, 2004. 

Livres 

Musique, poésie et créolité au temps des Indigènes. Montréal : Les Éditions du CIDIHCA, 2018.

Musique et liberté au siècle des Lumières. Suivi d’une édition critique et moderne de De la liberté de la musique de Jean Le Rond d’Alembert. Paris : L’Harmattan, 2017.

Histoire du style musical d’Haïti. Montréal : Éditions Mémoire d’encrier, 2014.

Le dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau : une édition critique. Bern : Peter Lang, 2008.

La musique au temps des encyclopédistes. Ferney-Voltaire, France : Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2001. Prix Opus Livre de l’année 2001 du Conseil québécois de la musique.

Musique du vaudou : fonctions, structures et styles. Sherbrooke : Éditions Naaman, 1987.

Brit kolobrit introduction méthodologique, suivie de 30 chansons enfantines haïtiennes recueillies et classées progressivement en vue d’une pédagogie musicale aux Antilles. Sherbrooke : Éditions Naaman, 1981.

Conférence donnée au Collège de France dans le cadre du symposium Haïti : Littérature et civilisation, « Musique : le mémorial sonore de l’abolition autour de trois pièces musicales » (Paris, 20 juin 2019).

Montréal, le 21 décembre 2023.

Article de Claude Dauphin paru sur le site de la Chaire de recherche du Canada en musique et politique le 28 novembre 2023

Il n’est pas dans mes habitudes de contester publiquement le jugement d’un·e critique musical·e sur l’interprétation d’un·e artiste. Son travail est de rendre compte des faits scéniques et celui du musicologue que je suis, d’écrire sur les propriétés des œuvres en considérant leur historicité, les aspirations esthétiques de leurs créateur·trices et, sous un angle plus sociologique, les significations induites par l’auditoire qui les reçoit. Mais, le compte rendu du récital montréalais de la pianiste franco-haïtienne Célimène Daudet du 22 mars 2023 par M. Christophe Huss, critique musical du quotidien montréalais Le Devoir, me force à changer d’attitude pour une fois. La rebuffade dédaigneuse de M. Huss a provoqué chez l’artiste, dans le public et même du côté des organisateur·trices de l’événement un sentiment de vexation, d’avilissement collectif, qui appelle un geste de rectification citoyenne.

Pour redresser le tort causé à ce public dont j’étais, j’ai cru devoir publier dans le même journal une lecture plus positivement objective, à tout le moins donner une vision plus noble que le compte rendu cinglant de M. Huss. Bien mal m’en prit, car mon initiative n’a fait qu’exacerber la honte que j’ai voulu effacer. En effet, la rédaction du Devoir a vertement ignoré ma main tendue, a fait la sourde oreille au dialogue éthique auquel conviait mon article. La promesse que m’adressait par courriel la rédactrice en chef du Devoir d’intervenir en faveur de la publication de mon texte s’est révélée être une manœuvre dilatoire et dédaléenne habilement transformée en fin de non-recevoir, voire une manière de censure. Visiblement, la rédaction du quotidien a eu peur de quelque chose, mais de quoi ? Peur que ce modeste article ne provoque une levée de bouclier du public de la diversité à l’encontre de son critique musical ? Peur de confronter une situation perçue explosive parce qu’« étrangère », conformément à l’image de ce public diversifié, inhabituellement métissé, constitué de mélomanes d’ici et d’ailleurs, de Québécois·es de souche et d’adoption ? Pour ma part, j’appelle de tous mes vœux cette heureuse chamarrure, cette pétulante bigarrure de l’auditoire des concerts classiques, situation à laquelle il faudra s’habituer, à moins que les procédés dissuasifs de M. Huss n’en étouffent l’expansion. Je soumets ici au jugement des lectrices et des lecteurs du blogue de la Chaire de recherche du Canada en musique et politique (CRCMP) la réflexion que j’aurais souhaité publier dans Le Devoir pour contrebalancer la critique condescendante de Christophe Huss.

Ce mercredi soir 22 mars 2023, 250 à 300 personnes s’étaient donné rendez-vous à la Salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal pour écouter, ravies, le magnifique récital de la pianiste franco-haïtienne Célimène Daudet. Des Montréalais·es de toutes origines dont une majorité d’Haïtien·nes, bien sûr, composaient cet auditoire aussi métissé que le programme éclectique proposé par la pianiste. En première partie s’affichaient des œuvres de compositeurs haïtiens dont les noms deviennent de plus en plus familiers au public d’ici : Edmond Saintonge (1861-1907), Justin Élie (1883-1931), Ludovic Lamothe (1882-1953). Le programme incluait aussi deux compositeurs européens de la même époque, vénérés pour leur contribution déterminante au répertoire du piano post-romantique : le Russe Alexandre Scriabine (1871-1915) et le Français Claude Debussy (1862-1918).

Le lendemain du concert, l’article de Christophe Huss, critique musical du quotidien Le Devoir, très attendu comme d’habitude par les amateur·trices de musique classique, avait de quoi glacer le sang des mélomanes issus de la diversité présents au concert de la veille. Intitulé « Célimène Daudet : l’art mais la manière », l’article déplorait que la pianiste n’ait « pas compris le contexte de son concert et le public auquel elle s’adressait ». On sursaute d’abord à l’idée de voir juger de la compréhension de cette artiste professionnelle, d’envergure internationale, diplômée des Conservatoires nationaux de musique de Lyon et de Paris, à l’aune de l’éducation imparfaite des « jeunes filles talentueuses de bonne famille ». Il y est reproché à l’artiste de n’avoir pas su trouver « quelqu’un à Montréal qui lui explique qu’un concert comme le sien ne pouvait pas [être présenté] comme ça. Pas à Montréal. Pas devant un parterre métissé,pour grande partie composé de la diaspora haïtienne peu rompu aux récitals de piano » (c’est moi qui souligne). À Montréal, poursuit M. Huss, on n’est pas « au Théâtre des Champs Élysées, devant les gens du XVIe arrondissement de Paris, à la Philharmonie de Berlin ou à Carnegie Hall. Ici, l’artiste s’adresse aux gens, […] leur raconte des histoires. » Ces propos surprenants, désobligeants même, ont de quoi choquer ce public diversifié, composé d’Haïtien·nes d’origine, de Québécois·es de souche ou d’adoption, de mélomanes haïtien·nes accourus de Québec, d’Ottawa, de New York même, beaucoup plus fervent·es des concerts classiques que ne s’imagine M. Huss.

Quelles histoires aurait-il voulu que la pianiste raconte à ce public présumé imperméable à l’émotion musicale ? Peut-être fallait-il qu’elle redise à haute voix les présentations déjà contenues dans les notes du programme, au risque d’ennuyer un public fort lettré ? M. Huss n’aurait-il pas remarqué que la grandeur de ce récital tenait au fait que la musique pouvait toucher et élever l’âme sans recourir au discours verbal, comme le disait Jankélévitch dans La musique et l’ineffable[1] ? Il n’était question ni de lieux (Paris vs Montréal), ni de temps (ce qui se fait ou ne se fait pas en 2023). Célimène Daudet a su saisir combien ce public aspirait à monter dans la nacelle de sa montgolfière pour l’extraordinaire voyage auquel elle le conviait. Monsieur Huss serait-il resté au sol, persuadé que la transcendance musicale ne sied pas à un auditoire caractérisé par sa mixité ethnoculturelle ?

Il est vrai qu’à l’atterrissage, l’artiste aurait pu gratifier son chaleureux public d’un rappel en guise d’aurevoir. L’autre concession que l’on doit au critique musical, c’est l’idée qu’une projection des titres poétiques du IIe Livre des 12 Préludes de Debussy aurait fait office de médiation pour mieux soutenir la dimension programmatique de l’inspiration debussyste. Mais pour ce qui est de la capacité des publics issus de la diversité à apprécier la valeur musicale des œuvres, la méprise de M. Huss laisse un goût de mépris que nous déplorons amèrement. Même l’attention soutenue et disciplinée du public, remarquée par le journaliste, pas un seul applaudissement mal à propos, est vite atténuée par son attribution à la politesse plutôt qu’à la capacité d’écoute. Selon nous, au contraire, cette grande concentration auditive dont fit preuve ce public témoignait de sa communication fusionnelle avec l’extraordinaire interprète qu’est Célimène Daudet restée en parfaite osmose avec son auditoire pendant toute la durée de son merveilleux récital.

Montréal, le 21 décembre 2023