« Un privilège blanc », par Georges Trésor

— Avant propos de Jacky Dahomay —

..Nous ouvrons une réflexion sur un problème qui insiste dans bien des régions du monde et, dans le cas qui nous intéresse, en notre pays de Guadeloupe. En effet, ces dernières décennies ont connu un développement de ce qu’il est convenu d’appeler le néolibéralisme, qui relativise l’action des États, donc l’identité des nations et entraîne un affaiblissement du politique dans sa fonction de fondation de l’être ensemble. D’où un affaiblissement des démocraties, crise qu’il ne faut pas sous-estimer car la menace concerne d’autres démocraties dont la France aussi. On assiste dans les grandes démocraties occidentales à une montée en puissance des idéologies d’extrême droite, donc à des crispations identitaires.
En France, le discours dominant est celui du Front national et c’est le vocabulaire de ce dernier qui domine dans l’opinion, dans la classe politique et la presse dominante. Le FN dit lutter contre le « communautarisme » (en dévoyant le sens que donne à cette expression la philosophie politique) or, il occulte que c’est le parti de Marine Le Pen qui développe un vrai communautarisme cultivant la haine de l’autre (musulmans, émigrés de l’Afrique sud saharienne etc).
En Guadeloupe se développe des crispations identitaires détachées de toute option authentiquement politique, une sorte de « gwadaïsme » alimenté par des réseaux sociaux, une défaite donc de l’intelligence donc du rôle positif d’une opinion éclairée nécessaire à toute démocratie.
Sans doute ne devrait-on pas oublier que la lutte légitime contre des dominations réelles, (raciales par exemple) ne doit pas se perdre dans n’importe quelle problématique de l’identité.

..Voir texte de Georges Trésor ci-dessous.
JD.

Un privilège blanc

— ..Par Georges Trésor —

..Compte tenu de la présence remarquable de « minorités visibles » dans la composition actuelle de la population française, il est difficile de ne pas établir le lien entre le caractère systémique des discriminations raciales en France et l’héritage colonial de ce pays. Une réalité qui favorise l’installation dans la société française d’un climat relationnel dans lequel la question raciale s’érige, au gré des circonstances, en élément ordinaire du débat public.

..Comme en écho à ce qui se passe en France, le débat sur la race a tendance ces temps-ci à s’exacerber dans notre société. Vraisemblablement, parce que les discriminations raciales pratiquées aussi bien en France que sur notre territoire, interrogent indirectement le sens du statut de la citoyenneté des descendants d’esclaves et de colonisés dans la république française. À la différence qu’en Guadeloupe, cette interrogation n’a pas simplement pour toile de fond la problématique de l’intégration. Elle laisse également deviner en filigrane la persistante question du statut.

..Dans cet ordre d’idée, dans notre pays, à partir des années soixante, jusqu’à la fin des années quatre-vingt, la dénonciation publique des discriminations raciales était un acte généralement militant. Elle trouvait sa traduction politique dans une revendication radicale d’indépendance et, pour le moins, d’autonomie. Il apparaît de nos jours que cette dénonciation, très largement relayée au sein de la population guadeloupéenne sur un ton souvent passionnel, notamment sur le web, n’est plus nécessairement rattachée à un support politique.

..Cette apparente ambiguïté réside dans le fait que la dénonciation de la discrimination raciale, même dépouillée de toute charge politique, garde un indépassable contenu moral. Parce qu’elle pose un problème de dignité quand le citoyen noir prend conscience que, du fait de la couleur de sa peau, son statut de citoyen est fondé sur une représentation coloniale de son image dans l’imaginaire de son homologue blanc. Ce genre de représentation, en l’assignant à résidence ethnique, l’expose dans la vie courante à des pratiques discriminatoires qui provoque chez lui une vraie souffrance morale. Une absolue souffrance ; inaccessible à la conscience des Blancs. Y échapper est un privilège blanc, traçant une invisible frontière entre des individus au sein d’une communauté unique de citoyens. De sorte que, le citoyen guadeloupéen noir, s’il développe un sentiment d’appartenance communautaire avec les autres Noirs de la planète, bien plus qu’avec ses concitoyens blancs, ce n’est certainement pas sur la base d’une couleur de peau partagée. C’est sur la base d’une souffrance morale partagée.

..Il convient, selon moi, de prendre en considération cet élément unificateur, pour comprendre qu’en ce moment, au-delà de toute forme d’engagement politique, le refus des injustices raciales est une réaction commune qui rassemble les Guadeloupéens autour d’un sentiment identitaire déterminé par la conscience d’être noirs et descendants d’esclaves. En conséquence, le vide laissé dans ce schéma par le déficit d’un projet politique fédérateur, est comblé par une attitude commune qui semble se suffire à elle-même.

..Le renforcement par ce moyen du lien communautaire est une situation de nature sans doute à rassurer. Mais, n’est-il pas dans son sens profond l’ersatz d’une société guadeloupéenne travaillée par le doute ? Un doute à la fois politique et sociétal. Les signes de ce malaise sont perceptibles à travers la perte de puissance du discours nationaliste. Il prend aujourd’hui la forme d’un bégaiement navigant entre formulations à tonalité identitaire ou souverainiste, évitant autant que faire se peut la référence à l’idée d’indépendance jugée sans doute pas assez populaire ou peu réaliste. À l’autre bout de l’échelle nationaliste, ceux qui le plus ouvertement font référence à cette idée, souvent matériellement bien installés dans le système, ont plutôt tendance à ériger la surenchère démagogique en ligne politique par l’affichage ostentatoire de l’intégrisme de leur engagement. Avec pour principale préoccupation la préservation fantasmagorique de la pureté d’un esprit révolutionnaire.

..Parallèlement, plus ou moins déconnectée de ces formes d’expression politique, la société guadeloupéenne cherche dans une sorte de réflexe d’autoconservation à renforcer ses liens communautaires à travers l’obsédante valorisation de son patrimoine culturel. Malheureusement, la stratégie fonctionne un peu comme un leurre. Car, la démarche est plus empreinte de nostalgie que d’espérance. Elle s’accompagne d’un profond sentiment de perte. Perte de nos valeurs culturelles qui par le passé en structurant nos liens sociaux nous permettaient de faire société en dépit des discriminations raciales. De nos jours, cette alternative a cessé d’exister. Impossible de revitaliser ces valeurs à cause notamment de l’effondrement de toutes les formes d’autorité qui jadis les soutenaient. La Guadeloupe est « pié pou tèt » !

..Dans ces circonstances, faut-il espérer de l’avenir ? Certainement. L’espoir est ce qui donne sens à la vie. Toutefois, on ne construit pas l’avenir sur le mensonge ou sur la prépondérance de l’affect dans la construction d’un jugement ou dans les motivations d’un engagement. Cela fausse le discernement, et peut par exemple sur la délicate question de la race entraîner des réflexes individuels ou collectifs dont les conséquences peuvent être tragiques. Les défis aussi bien politiques que sociétaux auxquels nous faisons face sont bien réels. Cependant, tous sont loin d’être propres à la société guadeloupéenne. Notamment le défi sociétal, planétairement partagé. À cause des dégâts causés dans l’esprit de certains citoyens par les réseaux sociaux dans les sociétés du monde entier. Y compris et, surtout, dans les sociétés libérales.

..Pour affronter avec intelligence ces multiples défis, nous devons être lucides dans leur interprétation. A titre d’exemple. Aucune volonté ne peut enlever à un individu le libre choix de son engagement politique. En Guadeloupe, depuis en particulier les années soixante, le choix fondamental se définit en fonction du désir ou non de notre appartenance à la nation française. Dans la deuxième hypothèse, ce désir peut se réaliser à travers une rupture que seule l’indépendance peut rendre juridiquement complète. Autrement, l’adhésion à toute autre forme possible de statut inscrit dans la Constitution française peut être motivée par la nécessité de rationaliser les politiques publiques dans le sens de nos intérêts, mais en aucun cas ne confère une puissance souveraine. De sorte que, quelle que soit la nature de nos liens juridiques avec la République française dans un cadre constitutionnel, cela nous oblige théoriquement au respect des valeurs qui fondent cette république.

..Ces valeurs politiques ont en principe une finalité émancipatrice dans l’organisation de la vie en commun. Nous n’avons aucune raison de les relativiser. Ne serait-ce que parce qu’elles nous parlent à travers les pratiques discriminatoires dont nous sommes l’objet du fait de la couleur de notre peau. Ce n’est donc pas nous qui les bafouons en institutionnalisant l’injustice raciale. Pour avancer. Autant nous avons intérêt à regarder en face les insuffisances de notre société en refusant de céder à la pression identitaire si nous voulons librement les critiquer. Autant l’État français a à prendre en compte sa responsabilité dans l’effondrement morale d’une République qui, à travers les injustices raciales, se perd à ne vouloir considérer une catégorie de ses citoyens qu’à travers un éternel prisme colonial.

..Toujours est-il que, l’histoire n’est pas figée, et nul ne peut préjuger de notre avenir politique. Cependant, une règle inamovible s’impose à nous, comme à tous les peuples : la volonté populaire, démocratiquement exprimée, est le seul principe de légitimation d’un changement politique.