Théâtre documentaire

Le Jazz à trois doigts, La Fin de l’homme rouge        

— Par Selim Lander —

Hasard du calendrier, le Théâtre municipal de Fort-de-France et Tropiques-Atrium ont présenté simultanément deux pièces relevant du « théâtre documentaire ». Pour Lucas Franceschi, il s’agit de raconter des histoires nées dans la misère des petits métiers du monde » tandis que Stéphanie Loïk se propose de « parler du Monde et de l’être humain ». Certes tout théâtre « parle » (enfin, sauf exception !) et « raconte des histoires », néanmoins les deux déclarations d’intention, dans leur brièveté, indiquent suffisamment que le contenu importe ici davantage que le souci de l’intrigue. Sur le fond, sinon dans la forme, le propos est plutôt celui d’un conférencier que d’un dramaturge.

Le Jazz à trois doigts de et avec Lucas Franceschi

Un comédien qui monologue accompagné par un accordéoniste, c’est une configuration assez banale. La prédilection des metteurs en scène pour l’accordéon (ici tenu par Bernard Ariu) s’explique par le caractère polyvalent d’un instrument aux tonalités proches de l’orgue mais d’un orgue populaire fait pour les chants nostalgiques autant que pour les danses endiablées. Le duo est heureusement complété ici par un vidéaste (Renaud Dupré), lequel, à l’aide d’une table de projection, projette sur un écran des photos, des objets et dessine à la main ou sur l’ordinateur des dessins naïfs. Ainsi constitué, le trio mené par Lucas Franceschi – à la fois auteur, metteur en scène et comédien – offre un spectacle suffisamment coloré (par l’image et le son) pour retenir l’attention, malgré la banalité du propos.

Car s’il est vrai qu’on peut faire une merveilleuse histoire d’un rien, toutes les histoires ne sont pas d’emblée aptes à passionner ceux qui les écoutent. En l’occurrence, le personnage principal, un paysan de la montagne italienne qui tâte, lui aussi, de l’accordéon, aspire à devenir un grand musicien et voit son ambition déçue pourrait donner la matière d’un récit émouvant. C’est pourtant d’autant moins le cas que L. Franceschi, qui s’est dirigé lui-même, comme déjà noté, donne trop souvent l’impression d’en rajouter dans le genre du mâle Italien « qui fait le show », au point qu’on croirait voir parfois une caricature d’Yves Montand dans certains films de Sautet.

Reste l’aspect proprement documentaire qui peut intéresser d’autant plus que le personnage est né en Toscane au début du vingtième siècle à proximité de la plus grande usine de munitions d’Italie, ce qui permet de glisser quelques rappels utiles sur les deux guerres mondiales. Par exemple que la guerre de 14-18 a fait, à côté de huit millions de morts, autant d’orphelins et quatre millions de veuves. Non, la « boucherie » de 14 n’est pas un vain mot.

En tournée au Théâtre municipal de Fort-de-France du 15 au 17 novembre 2017

 

La Fin de l’homme rouge adapté de Svetlana Alexievitch par Stéphanie Loïk

Stéphanie Loïk qui nous avait présenté en mars 2016 une pièce consacrée à la catastrophe de Tchernobyl, déjà adaptée de Svetlana Alexievitch (prix Nobel de littérature en 2015), récidive avec deux pièces également situées dans l’univers postsoviétique. La première aborde la transformation de « l’homo sovieticus » en citoyen désenchanté d’une Russie moderne qui n’a pas su tenir ses promesses. La seconde pointe sur quelques sujets particuliers, les attentats de Moscou, le sort des minorités ethniques (les Arméniens du Haut-Karabakh qui se battent pour voir reconnue leur indépendance), celui des travailleurs immigrés. Tout cela sur la base des témoignages recueillis par S. Alexievitch.

Si S. Loïk se situe donc a priori dans la cadre d’un théâtre documentaire encore plus nettement que L. Franceschi, la forme qu’elle a retenue pour retracer ces diverses trajectoires personnelles ne parvient pas à nous émouvoir. Les six acteurs (partagés à égalité entre hommes et femmes) présents sur le plateau sont autant danseurs que comédiens. Ils pratiquent une déambulation lente, accompagnée d’une gestuelle qui paraît vite répétitive. Cependant les mouvements de ce ballet de six danseurs, tous vêtus de noir, sont si bien réglés qu’ils finissent par devenir hypnotiques, un effet renforcé par la musique (lorsqu’elle se manifeste), les chants a capella et la lumière, ténue, S. Loïk étant une adepte de la mode de plus en plus répandue chez les M.E.S. qui consiste à plonger le plateau dans une demie-pénombre.

Pourquoi, contrairement à Tchernobyl for ever qui utilisait pourtant des moyens très semblables (les deux comédiennes et le comédien qui s’y produisaient se retrouvent d’ailleurs dans la distribution de L’Homme rouge), ce nouvel opus ne réussit-il pas à nous intéresser vraiment aux drames humains évoqués sur la scène ? Sans doute à cause de la lenteur exagérée qui caractérise les deux pièces, avec de longs silences, une diction trop solennelle et la manie qui consiste à faire répéter presque systématiquement toutes les phrases du dialogue, tout cela contribuant à faire de L’Homme rouge un oratorio soporifique, contrairement à Tchernobyl for ever dans lequel nous avions vu (cf. notre article de l’époque) le « pari risqué mais réussi » de bâtir un « oratorio mécanique ».

Le public de la salle Frantz Fanon ne s’y est pas trompé. Alors qu’il s’était montré fasciné, l’an passé, il a voté cette fois-ci « avec ses pieds ». Moins nombreux après l’entracte séparant les deux pièces qu’au début, il s’est clairsemé davantage au cours de la deuxième pièce qui s’est étirée, il est vrai, jusqu’à la limite du supportable jusqu’à presque minuit.

En tournée à Tropiques Atrium le 18 mars 2016.