« The Underground Railroad », sur les sentiers de la liberté

En dix épisodes sans concession, « une aventure à la portée mythologique », de l’enfer des plantations à l’affranchissement.

– par Janine Bailly –

Disponible depuis le vendredi 14 mai 2021 sur Amazon Prim Video, The Underground Railroad, la série réalisée par Barry Jenkins, est une adaptation intelligente et saisissante du roman éponyme de Colson Whitehead. Une histoire qui se déroule au XIXe siècle, aux États-Unis. Une histoire inspirée de la réalité. Mais, puisqu’il n’a jamais existé de « chemin de fer souterrain clandestin » qu’auraient emprunté les fugitifs, pas d’échelles pour descendre sous terre, pas de tunnels secrets, pas de locomotives sur lesquelles monter, pas de conducteurs de trains à rencontrer ainsi que le fait l’héroïne de la fiction, pour cela l’histoire peut se lire, et la série se voir, comme une métaphore : celle d’un réseau clandestin qui permit à des milliers d’esclaves de partir vers des horizons qu’ils pensaient plus doux, vers des lieux à l’allure de terre promise. The Underground Railroad imagine et trace la sombre épopée de Cora Randall – jouée par l’actrice sud-africaine Thuso Mbedu –, une femme jeune, généreuse et combative, poursuivie par un chasseur d’esclaves après qu’elle s’est enfuie de la plantation de Géorgie, où elle vivait prisonnière depuis sa naissance.

Si, parce qu’il imagine l’existence de ce chemin de fer, le récit violent, empreint de colère et d’une authenticité parfois terrifiante, s’éloigne de la simple réalité, il offre néanmoins une lecture de l’histoire de l’esclavage aux États-Unis : il y eut bel et bien, expliquait l’auteur du roman, un réseau de personnes qui ont agi pour aider les esclaves, à fuir, à se cacher, à partir vers les États plus cléments du Nord, à franchir un fleuve par exemple, à parcourir quelques kilomètres de plus vers l’émancipation… Un réseau de routes, de points de rencontre et de planques, organisé par d’anciens esclaves et par des abolitionnistes afin d’aider les captifs évadés de l’enfer des plantations, et qui aurait permis à 30.000 personnes – d’autres disent 100 000 – de s’échapper, entre 1820 et 1860. Faire de ce maillage un vrai chemin de fer, c’est « offrir une colonne vertébrale romanesque à une œuvre par ailleurs très documentée et réaliste. » Et le trajet qu’emprunte Cora, cet itinéraire qui la mène à travers le pays – passant par la Caroline du Sud, l’Indiana, le Tenessee –, ce voyage qui la verra, traquée sans relâche, se confronter à diverses formes de violences raciales et d’agressions brutales, frontales ou plus sourdes et pernicieuses, apparaît comme le symbole du chemin à parcourir pour conquérir la liberté. En ce qui concerne Cora, née sur la plantation, abandonnée par sa mère – dont on suppose qu’elle s’est évadée, sans que ce mystère soit vraiment éclairci –, le périple qui permettra cette conquête commence par une nuit de fête dans le quartier des esclaves. Elle a vu pléthore d’hommes noirs fouettés, martyrisés, humiliés sur la plantation, mais ce soir-là, emportée par un sursaut de révolte instinctif, elle s’est interposée entre un jeune garçon et le maître, qui le rouait de coups. Le châtiment ne s’est fait pas attendre… et ce serait pour Cora l’injustice de trop, viol des corps et des âmes, qui l’emporterait bientôt vers sa décision, après qu’un homme eut été supplicié par le feu. Foin de ses dernières hésitations, elle ferait confiance à Caesar, le bel esclave charismatique et résolu, « taiseux et magnétique », celui qui savait lire en secret, celui qui « avait une belle âme, comme Jésus-Christ », celui avec lequel elle s’était liée d’amitié. Elle l’accompagnerait dans son plan d’évasion, devenant dès lors le gibier, la proie et l’obsession de Ridgeway, l’impitoyable chasseur d’esclaves.

La trajectoire individuelle de Cora est ainsi mise au service d’un récit collectif : on savait déjà par ses longs-métrages précédents, que Barry Jenkins s’est donné pour but de mettre en scène l’histoire afro-américaine, sous un angle souvent poétique, résolument moderne, qui frise parfois le surréalisme, au moyen d’images fortes, et qui jamais ne laissent le spectateur indifférent. Révélé par Moonlight, Oscar du meilleur film en 2017, où il suivait la trajectoire, de l’enfance à l’âge adulte, d’un garçon noir, homosexuel, issu d’un quartier pauvre de Miami, le réalisateur a ensuite adapté pour le cinéma le livre de James Baldwin, Si Beale Street pouvait parler, une romance sur fond de discriminations raciales au début des années 1970, l’histoire d’un jeune couple qui devient l’emblème des minorités opprimées, et qui jamais ne se défait de sa dignité. Il nous avertit qu’il y a, dans The Underground Railroad, des images dures, des images qui parlent sans fard des injustices infligées à ses ancêtres pendant la construction de l’Amérique. Et parce qu’il voulait que tout soit « vrai », il a refusé la création de décors en images de synthèse : alors, ses équipes ont mis la main sur un réseau ferroviaire privé, puis ont construit des tunnels par-dessus. On peut dire qu’évoluant entre réalisme et fantastique, réel et imaginaire, la série fait partie de ces œuvres qui viennent combler les lacunes de l’histoire officielle, et faire que l’esclavage ne reste plus « dans l’angle mort » d’un pays qui s’est érigé dans la souffrance, et dans l’oppression d’une partie de son peuple par une autre. Progressant au seuil du fantasme, des visions et des allégories, The Underground Railroad parvient à « donner corps aux fantômes de l’histoire, à prendre en charge leur mémoire », par le truchement de la fiction. On peut y voir une grande fresque de l’Amérique de la ségrégation, qui ne recule pas devant les scènes les plus cruelles ni les plus émouvantes. Et s’il est des anachronismes – le “musée”où les anciens esclaves rejouent la plantation, le “programme” de stérilisation forcée des femmes –, il restent dans l’esprit de ce que fut l’esclavage, et correspondent à ce qui plus tard aura lieu.    

La revue en ligne Télérama livre une belle analyse approfondie de cette création, un texte hélas réservé aux abonnés, raison pour laquelle je ne puis en livrer que ces quelques passages :
« Si elle s’ancre dans la réalité des témoignages d’esclaves, si elle n’élude rien des lynchages, des viols, des tortures et de leurs stigmates incommensurables, la série transcende ce cadre pour entrer dans une dimension alternative, où plus rien n’est empêché par la crainte d’offenser l’Histoire. Où toutes les audaces sont possibles pour cerner l’étendue du mal hérité de l’esclavagisme. L’anachronisme, par exemple, lorsque Cora croit avoir trouvé un refuge en Caroline du Sud, avant de comprendre que la bienveillance mielleuse de ses hôtes cache un projet eugéniste de stérilisation forcée des femmes noires, projet qui existera bel et bien à partir des années 1930 (…)
Chaque État du Sud livre son lot de visions cauchemardesques, saisissantes. Dans le Tennessee, l’enfer est une terre brûlée, semée d’arbres encore fumants, que Barry Jenkins survole dans un mouvement lent de caméra. Ridgeway a alors capturé Cora et l’a enchaînée à côté de Jasper, un esclave famélique. Qu’on ne s’y trompe pas : le réalisateur, trop conscient des enjeux de la représentation sur un tel sujet, même entraîné sur le versant de la fable, ne cherche pas à rendre belle l’horreur. Il la regarde sans ciller, mais c’est l’humanité de ses personnages qu’il éclaire (…)
La stylisation, l’onirisme chers à Jenkins trouvent ici un terrain d’expression magnifique, créant des trouées contemplatives, presque mystiques, ouvertes sur la nature frémissante, vibrantes d’une vie secrète. Cette intensité, on la retrouve dans les moments suspendus où Cora se laisse submerger par des images mentales qui l’arrachent à l’enfer. Dans ces souvenirs d’une infinie tendresse, baignés d’une lumière incandescente, apparaissent les êtres qu’elle a aimés. Et son combat pour la liberté rejoint alors celui de la mémoire. »

On peut rappeler encore que Colson Whitehead, à l’origine de la série, et qui a reçu à deux reprises le prestigieux Prix Pulitzer de la fiction, est « l’écrivain des blessures américaines », qui dans son  œuvre « décline la problématique de la condition noire aux États-Unis ». Le roman Nickel Boys, paru en 2020, remet au jour l’existence de la Dozier School, un institut de correction fermé en 2011, qui fut entre 1940 et 1960 le terrain de sévices et de meurtres racistes à l’encontre d’adolescents noirs, souvent injustement enfermés, et tenus dans un bâtiment spécial à l’écart des blancs. Des pages qui peuvent être glaçantes, quand « la réalité dépasse la fiction », dit l’auteur qui ajoute : « Les personnages se retrouvent dans une sorte d’enfer orwelien, dans une situation d’une brutalité fasciste. On essaie d’échapper à tout cela, et il ne reste que l’abjection ». Sans oublier les ouvrages de Toni Morrison, qui dans ses romans – citons le très célèbre Beloved –  nous convie à ne pas oublier ce que fut la mise en esclavage d’un peuple cruellement arraché à l’Afrique et à ses racines !

Fort-de-France, le 17 mai 2021