« Tertullien » d’après le traité « Sur les spectacles », adaptation et interprétation : Hervé Briaux

— Par Michèle Bigot —

À partir d’une lecture du traité de Tertullien Sur les spectacles, rédigé au début du troisième siècle par un nouveau converti au christianisme, Hervé Briaux opère une réécriture qui puise dans le traité les passages les plus éloquents pour en faire un montage simple, cohérent et lisible pour la scène. Il s’agit de transformer un traité en matière théâtrale, d’en extraire la substance sans le trahir. Pari réussi car le texte théâtral ainsi produit ne souffre d’aucune obscurité. Il se déroule implacablement, et progresse dans l’intensité. Il culmine dans une détestation absolue de tous les arts. En fait le texte épouse la même progression qui a gouverné la vie de Tertullien, de la conversation tardive à la radicalisation absolue à la fin de sa vie. A partir de 197, cet homme, brillant lettré et épicurien raffiné, destiné à une carrière d’avocat, tourne le dos au monde dans une ascèse impitoyable qui cherche à entraîner les chrétiens dans son puritanisme. Son traité témoigne d’une fièvre fanatique servie par une éloquence éprouvée. Paradoxalement, sa charge contre les arts et en particulier contre le théâtre témoigne d’une parfaite maîtrise de l’art de convaincre les esprits, d’émouvoir les cœurs, bref du meilleur de l’art théâtral. C’est en connaissance de cause qu’il parle du theâtre et ne répugne pas à se servir contre lui de ses armes les plus affûtées.
En bon comédien, Hervé Briaux incarne au plus juste le personnage de Tertullien, qui était lui-même excellent comédien, si on en croît son exercice de prédicateur. Il y a comme un effet de double inversé entre le comédien et le personnage. Sans cesser d’être lui-même, l’acteur vit de l’intérieur la fougue de ce fanatique aussi effrayant que fascinant. Car sa verve est époustouflante, son verbe inépuisable et son élocution intarrissable. Les images affluent dans son énoncé, les visions s’y bousculent comme chez les meilleurs poètes, le rythme est haletant. Un spectacle saisissant que cette parole enfiévrée qui vous emporte comme un fleuve furieux !
La force de ce texte théâtral, c’est de retourner contre la prédication la critique que le prêche verbalise contre le théâtre. Car quel est le fautif ? Qui enchaîne les esprits par un verbe monstrueux ? Qui éradique tout esprit critique en jouant sur les sensations et l’imagination ? Il semble que le prédicateur fanatique soit bien plus dangereux que le dramaturge car le premier ne laisse aucun espace à la réflexion. Il captive, vampirise les esprits, ne leur laissant aucun recul comparable à celui du quatrième mur. C’est lui le vampire et l’adepte du diable s’il en fut ! Sa certitude absolue est bien plus dangereuse que le questionnement qui anime le théâtre. C’en est même le double inversé.
En tant qu’auteur, Hervé Briaux joue de cet effet d’identification-distanciation avec la prose de Tertullien : en témoigne les citations de René Char et de Cees Nooteboom qu’il insère au début du texte. Autant de questions sur l’errance humaine qui fondent ce texte comme théâtral. Brillante idée, car c’est en ouvrant un questionnement que le texte bascule du prêche au drame.
Le moindre mérite de ce réquisitoire ironique contre le théâtre n’est pas de montrer à des spectateurs de culture chrétienne que point n’est besoin d’être musulman pour être salafiste. La chrétienté a eu aussi ses salafistes, et parmi les plus redoutables.
Les thèses de Tertullien nous font frémir tout particulièrement aujourd’hui parce que ce discours obscurantiste, animé par une haine des arts, des plaisirs, du corps est finalement ennemi de toute humanité et il ne cesse pourtant d’être d’actualité.
Michèle Bigot

Tertullien
d’après le traité Sur les spectacles,
adaptation et interprétation : Hervé Briaux
M.E.S. Patrick Pineau
à partir du 18 janvier 2018
Théâtre de poche Montparnasse