Tchernobyl aux Antilles

— Par Jean-Baptiste Fressoz, chercheur au CNRS et au Centre Alexandre-Koyré, de l’EHESS —

La contamination des Antilles françaises pour sept cents ans par le chlordécone n’est pas une « crise » sanitaire de plus après le sang contaminé, la vache folle ou même l’amiante. C’est la conséquence presque logique de l’économie de plantation.

La banane est le produit agro-industriel parfait : les plantations sont composées de clones à l’infini. Les bananes que l’on mange sont toutes génétiquement identiques, et c’est d’ailleurs pour cela qu’elles ont toujours le même goût. S’il existe près d’un millier d’espèces de bananes, une espèce particulière, la cavendish, parce qu’elle se conserve bien au transport, a été choisie dans les années 1950 par les grandes firmes comme United Fruit.

Elle représente actuellement 97 % des exportations de bananes. L’homogénéité génétique des plantations fournit un terrain d’expérimentation extraordinaire pour l’évolution… et un festin formidable pour les maladies des plantes et leurs vecteurs, les pathogènes.

L’historien américain John Soluri (Banana Cultures, University of Texas Press, 2005) décrit très bien la course sans fin, et perdue d’avance, entre les traitements chimiques et les pathogènes qu’ils sont censés éliminer (charançon du bananier, nématodes et autres champignons). Avant les années 1940, les planteurs utilisaient la bouillie bordelaise – coûteuse car intensive en main-d’œuvre – ou abandonnaient les terres infectées. Le passage dans les années 1950 de l’espèce gros michel à la cavendish ne règle aucun problème.

Guerre et agriculture

Ce qui change vraiment la donne, ce sont les gaz de combat. La première guerre mondiale met en évidence les propriétés insecticides et fongicides des composés organochlorés. Dès 1916, le chimiste Fritz Haber (1868-1934), l’inventeur des gaz de combat allemands, collabore avec les agronomes pour tester différentes molécules dans les champs. Symbole de l’alliance entre guerre et agriculture, dès les années 1920, les biplans de la Grande Guerre répandent des pesticides sur les bananeraies de United Fruit. En apprenant à tuer les humains de manière efficace, les militaires ont appris à tuer le vivant en général.

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Mais c’est surtout avec la découverte du DDT, un autre composé organochloré, que semble pouvoir se réaliser le rêve d’une nature purifiée, entièrement soumise aux besoins agricoles. A partir de 1945, des millions de tonnes de produits chimiques (DDT, aldrine, kepone, dieldrine, chlordane, endrine, mirex, BPC, toxaphène, lindane, etc.) sont répandus dans les plantations du monde tropical, tuant les travailleurs et contaminant durablement les sols et les eaux.

Comme le montre John Soluri, tout le travail dans la plantation bananière est alors organisé autour de la manipulation de substances chimiques : désinfecter les rhizomes avant de les planter, désinfecter les outils, appliquer fongicides, herbicides, insecticides et nématicides. Un travail de Sisyphe chimique : les pathogènes reviennent malgré tout. En un sens, c’est plutôt rassurant : l’évolution naturelle finit toujours par triompher de l’innovation mortifère des firmes agrochimiques.

Étonnement et hypocrisie

L’autre leçon du livre de John Soluri est que le chlordécone n’est pas un effet inattendu, un simple accident de parcours de l’économie de plantation. Elle lui est intrinsèquement liée. S’étonner rétrospectivement des conséquences sanitaires d’une molécule bloquant les influx nerveux et issue de la recherche militaire paraît quelque peu hypocrite.

Enfin, contrairement à l’idée de « crise » qui renvoie à un phénomène temporaire, à un mauvais moment à passer, le chlordécone signale un point de non-retour : utilisée pendant trente ans, cette molécule a contaminé les Antilles françaises à l’échelle du demi-millénaire. Il définit un nouvel état, une seconde nature toxique dans laquelle il faut apprendre à vivre malgré tout.

En cela, les Antilles françaises sont dans une situation semblable à celles de l’Ukraine et de la Biélorussie d’après Tchernobyl, où les experts internationaux de la radioactivité ont appris à la population à vivre la catastrophe sur le mode de la normalité.

Par JEAN-BAPTISTE FRESSOZ Chercheur au CNRS et au Centre Alexandre-Koyré, de l’EHESS

Source : LeMonde.fr