« Soulever les pics montagneux de nos malheurs »

— par René Depestre —

Larges extraits du discours prononcé  à la Sorbonne, pour le cinquantenaire du Congrès des écrivains noirs

22/09/06

Il y a eu décolonisation des institutions impériales, décolonisation des mentalités colonialistes et racistes, mais ne reste-t-il pas encore à décoloniser les concepts mythologiques dévalorisant des négros, bicots, coolies, pêle-mêle indigènes des temps du mépris de la condition humaine ?

Un bilan des cinquante dernières années, avec l’automne 1956 pour point de repère, permet de constater que le racisme d’origine colonial est en net recul dans le monde. L’Apartheid a été démantelé dans l’Afrique du Sud de Nelson Mandela. On n’entend plus dans les médias parler des rites barbares par lesquels le KKK déshonorait, toute honte bue, l’histoire du Vieux Sud nord-américain. La notion même de race a perdu tout crédit anthropologique. Au pays de Walt Whitman, de William Du Bois et de Martin Luther King, des femmes et des hommes, issus des légendes atroces du coton, accèdent aujourd’hui aux plus hautes responsabilités. (…)

Sur le plan culturel, il n’est pas vrai qu’en France, ou en Occident en général, il existe dans les sphères du pouvoir une volonté d’occultation du passé colonial. L’anthropologie, par exemple, qui avait souvent dérapé à ses débuts du temps des Lumières, s’est brillamment rattrapée depuis. Au Brésil, dans la Caraïbe, aux Etats-Unis, en Europe, comme en Afrique, le bilan est impressionnant.

Outre les préoccupations, avant tout esthétiques, qui sont consubstantielles à leurs fonctions, les littératures africaines, caribéennes, afro-américaines n’ont pas arrêté de jouer un rôle incandescent de décolonisation des structures psychologiques héritées des temps de l’imperium. (…)

Césaire fit bien de rappeler que l’indépendance politique n’était pas tout. Un déplacement du colonialisme ou de l’indigénisme, d’une couleur de peau à l’autre, était un malheur toujours possible. Il y avait le danger d’un processus d’intériorisation de la servitude, le risque d’un surplace existentiel qui coincerait les peuples dans des manoeuvres et des rites d’auto-victimisation, prétendument identitaires. N’est-ce pas la tragédie qui accable les Haïtiens, à deux siècles de leur indépendance nationale.

Pour éviter aux générations qui montent de subir les vicissitudes d’un processus d’haïtianisation de leur parcours décolonial, il convient, dès l’école et l’université, qu’on leur inculque une claire vision du phénomène de racialisation de l’histoire des relations humaines.

En dressant, dès  » l’équipée océane  » de Colomb aux Caraïbes, une couleur de peau contre une autre, alors que la différence de teinte épidermique n’a aucune signification esthétique et morale, les colonisateurs mirent en place la plus néfaste opération de haine et de solitude de toute l’histoire des humanités.

(…) Le processus capitalistique actuel est en train d’invalider toutes nos discussions sur l’identité culturelle, sur l’état des lieux des religions du salut, sur les anciennes sagesses, comme sur notre sens traditionnel du bien et du mal. La nécessité s’impose d’une nouvelle conscience intellectuelle, politique et morale, comme d’une sensibilité rafraîchie aux données d’un panhumanisme mondial. Tout devrait désormais nous conduire à une évaluation intelligente, imaginative, de l’ensemble des réalités historiques des sociétés. Gens originaires du Sud, on a aujourd’hui librement accès à toute la gamme composite de l’expérience humaine de la planète. Avant nous, au XXe siècle, de grands esprits comme W. E. Du Bois, Rabindranath Tagore, José Marti, Alfonso Reyes, Jorge Luis Borges, Neruda, Carpentier, Senghor, Césaire, Fanon, suivis de près par Carlos Fuentes, Naipaul, Edward. W. Said, Gabriel Garcia Marquez, Wole Soyinka, Rushdie, Glissant, Walcott, ont effectué dans la Weltanschauung européenne un voyage d’exploration sans précédent. Nous leur devons comme à nos maîtres d’Europe et des Etats-Unis, de l’Inde, de la Chine et du Japon, et des autres civilisations, la possibilité d’accéder à une vision synoptique et intégrante de l’histoire des idées de tous les peuples.

La passion  » identitaire « , en tournant dans la haine les individus et les peuples les uns contre les autres, conduit à des hubris vengeresses, des vendettas, des attentats terroristes, quand ce n’est pas à la folie meurtrière comme il y a un lustre, à monter à l’assaut du World Trade Center ?

Le moment n’est-il pas venu d’une réorientation du sacré lui-même vers les idéaux de la société civile internationale en formation ? Mêlés de plus en plus les uns aux autres, les peuples attendent des intelligentsias de nouveaux cris de ralliement, qui devraient pouvoir se passer de l’aide des improbables protagonistes surnaturels dérisoirement extra-historiques.

 » La francophonie, a dit un jour Léopold Sédar Senghor, c’est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des « énergies dormantes » de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire. « 

Cette idée de la complémentarité des énergies qui dorment dans les imaginaires mondiaux me paraît l’abc du panhumanisme universel qui serait capable, de façon synergique, d’élever, à un niveau jamais vu, le coefficient de civilité démocratique qui manque dramatiquement à l’aventure de la mondialisation. (…)

Le congrès de 1956 répondait à cette logique panhumaniste qui permettait d’outrepasser les revendications fondées sur les essentialismes et les indigénismes qui ont pris pour fonds de commerce et d’ignominie l’abominable conjonction de la violence et du sacré. L’expérience spirituelle du Congrès de 1956 n’a pas pris une ride. Elle invite plus que jamais la jeunesse à un effort d’imagination et de volonté capable de soulever les pics montagneux de nos malheurs.

Quant à mon vieil âge d’homme, la photo de famille de 1956 le saisit au collet, et lui dit : Garde tes lampes allumées jusqu’à ton dernier souffle et rappelle-toi, dans la fidélité à Léopold Sédar Senghor et à Aimé Césaire, qu’il n’est pas du tout utopique de rendre joyeusement contagieuse l’idée de fraternité universelle comme  » rapport unique et évident entre les hommes « .

René Depestre

Ecrivain franco-haïtien, René Depestre a notamment obtenu le prix Renaudot en 1988.