Sony Congo : sur un mode binaire

— Par Roland Sabra —

sony_congo-2Pas facile de trouver dans les librairies martiniquaises des œuvres de Sony Labou Tansi. La Librairie Alexandre, avertie longtemps à l’avance, sollicitée plusieurs fois, n’a pas daignée répondre à l’invitation faite d’offrir à la vente à la sortie du spectacle les œuvres de cet auteur majeur de la littérature africaine. A quand l’ouverture d’une librairie consacrée aux arts de la scène ? N’y a-t-il pas un local prévu à cet effet au rez-de-chaussez du Tropiques-Atrium ?

C’est la qualité première de la pièce «  Sony Congo ou la chouette petite vie bien osée de Sony Labou Tansi » mise en scène par Hassane Kassi Kouyaté que de nous faire découvrir ce « Rabelais d’Afrique », ce « Molière africain », ce « Black Shakespeare », ce « Picasso de l’écriture », ce «  Diogène de Brazzaville », comme se plaît à le nommer la presse internationale. Et ses pairs en écriture n’en sont pas moins unanimes à reconnaître le talent de cet « artisan des mots, provocateur et insoumis. »

Hassane Kassi Kouyaté fréquente de puis de longues années l’œuvre de Sony Labou Tansi ( SLT) et c’est à l’occasion du vingtième anniversaire de la mort de l’écrivain qu’il passe commande auprès de Bernard Magnier fin connaisseur du poète romancier et dramaturge d’un texte de théâtre pour lui rendre hommage. Il en résulte un spectacle léger et réussi, construit sur un mode binaire. Deux comédiens, l’un, Marcel Mankita est SLT, l’autre, Criss Niangouna est un lecteur qui découvre l’œuvre de l’écrivain. Par moments ils deviendront les interprètes de (trop) brefs passages de pièces choisies dans son œuvre. Deux textes donc, l’un de Bernard Magnier et l’autre puisé dans le travail de SLT. Deux registres d’écriture et deux modes d’expression. L’un emphatique, puisant sans sourciller et c’est voulu, dans le puits sans fond des adjectifs qualificatifs, usant de l’enflure et de la déclamation, l’autre puissant, intranquille mais pourtant parfaitement maîtrisé, tsunami imprévu et imprévisible, magicien du verbe, créateur d’une langue inventée au plus profond de la chair faisant dire à l’un des personnages  « nous n’avions pas su écrouler le soleil ». (Lire Sony Congo, ou le poids des mots chez Sony Labou Tansi de Janine Bailly)

Deux comédiens, l’un tout en intériorité, bouleversant de douleur et de force retenues, d’une sensibilité à fleur de peau, illustrant que l’on pouvait faire « l’amour avec les mots autrement que dans la légendaire position du missionnaire » ( Emmanuel Dongala), l’autre tout en exagération, bateleur de foire, (Lire Sony superstar de S. Lander) volontairement égaré sur un plateau de scène, flirtant avec le surjeu, sans jamais cependant s’y livrer tout à fait.

Si le contraste recherché est obtenu, l’effet produit n’en n’est pas moins discutable. Il penche parfois dans le déséquilibre. L’espace scénique partagé en trois lieux, coté cour le bureau du lecteur, coté jardin la chaise de l’écrivain, au centre l’espace majeur de l’œuvre représentée par des livres posés sur scène, semble occupé pour ne pas dire accaparé par le lecteur-bonimenteur. Du coup le double contraste, celui qui oppose la richesse créatrice, inventive d’un texte à l’hyperbole adjectivale et celui qui confronte une faconde exubérante, intarissable d’éloges à une humilité construite autour d’une attention constante aux autres, aux voisins, aux amis, aux proches, et bien ces oppositions paraissent par instants disproportionnées.

Il ne s’agit là que de réglages de second ordre, d’ajustements finaux qui ne remettent pas en cause l’économie générale de la mise en scène. Celle-ci s’inscrit dans la droite ligne des précédents travaux du metteur en scène. On y retrouve cette sobriété, cet assujettissement volontaire à l’amour du texte et cette économie de moyens qui est la marque des grands. La scénographie construite autour de rayons de bibliothèques, réels ou imagés, s’entoure de musiques, africaines bien sûr,  de lettres manuscrites, d’interviews de Sony Labou Tansi qui permettent d’entendre sa voix et de vidéos en fond de scène. Un reportage de télévision au début du spectacle sur des atrocités commises au Congo au cours d’un épisode de guerre civile, contextualise opportunément la pièce de Bernard Magnier. En quelques minutes le spectateur est irrémédiablement plongé dans un autre monde.

Le travail que nous a présenté Hassane Kassi Kouyaté créé en février 2015 au Tarmac à Paris est déjà programmé dans une vingtaine de pays avec environ 400 représentations, c’est-à dire au bas mot, 150 fois plus que la moyenne des habituelles productions locales. Son précédent spectacle «  Suzanne Césaire Fontaine solaire », dont la première mondiale a été créée à Fort-de-France en décembre 2015, débutera son parcours hors de nos murs au Festival d’Avignon en juillet. C’est dire le saut qualitatif opéré en matière de programmation théâtrale depuis l’arrivée du nouveau Directeur de la nouvelle Scène nationale. C’est dire aussi la rancœur mal dissimulée de quelques petits rentiers locaux dont les accointances relationnelles suffisaient, pensaient-ils, à compenser le manque de talent. Ils ne sont pas représentatifs de l’ensemble des artistes martiniquais voués et dévoués aux arts de la scène, qui passionnés par leur vocation sont interessés par ce qu’ils peuvent apprendre d’un metteur-en-scène venu d’ailleurs. Le travail d’Hassane Kassi Kouyaté s’accompagne d’un effort de formation en direction des comédiens et des techniciens. Outre les cours de théâtre qu’il anime avec Aliou Cissé, deux fois par semaine, il a tenu par exemple pour « Sony Congo » à ce que l’ensemble des éléments de la scénographie soient produits en Martinique. De même l’équipe technique qui était aux manettes en régie les 14 et 15 janvier 2016 était elle aussi originaire de l’île. Peut-être peut-on voir là les prémisses d’un projet d’une éventuelle école de théâtre?

Fort-de-France, le 15/01/2016

R.S.

 

«  Sony Congo ou la chouette petite vie bien osée de Sony Labou Tansi » mise en scène par Hassane Kassi Kouyaté

texte Bernard Magnier
mise en scène Hassane Kassi Kouyaté

avec Marcel Mankita, Criss Niangouna

assistant à la mise en scène Guillaume Malasné
lumière Cyril Mulon
vidéo Florian Berutti
décor Mahamoudou Papa Kouyaté
costumes Anuncia Blas
Bernard Magnier