« Solitude », adaptation et m.e.s. de Fani Carenco

Photo : Celine Chagnas.

— Par Christiane Makward —

Le décor ressemble à un chantier ou une cour de garage rural: lanterne suspendue, cordages, pneus de poids lourds, gros bidons rouges , vieilles planches empilées formant plateforme, bobines de câbles, caisse, siège décati et deux projecteurs à gauche et à droite. Par la magie des éclairages, de la sonorisation, la vie s’installe, la mort rôde. Ainsi un discret balancement de la lanterne évoquera le tangage du bateau négrier tandis que Bayangumay tente laborieusement d’avaler sa langue. Ainsi ce tas de vieilles planches évoque un cercueil (toujours la funeste embarcation) d’où se redresse la déportée qui bientôt lancera dans les ténèbres et dans sa langue son cri de résistance: “Diolas, Diolas, n’y a-t-il pas un seul Diola dans ce poisson?” Et telle bobine de câble sera sublimée en socle de statue lorsque Solitude, peu avant sa mort , prendra la pose d’une Liberté en grande jupe et ceinture rouge, sans torche et sans drapeau, mais tout aussi splendide et insoumise.

Le spectacle a commencé par un anachronisme espiègle: un touriste blanc entre en scène. Il n’échappera pas aux spectateurs avertis que ce personnage narrateur évoque aussi un André Schwarz-Bart grisonnant de même que Marie-Noëlle Eusèbe fait penser à Simone ce qui constitue donc une distribution astucieuse que complète l’actrice burkinabé Laure Guiré dont l’élocution marquée concorde avec son incarnation de Mère-Afrique. Le touriste s’offre donc un selfie qui provoque les rires sur le site de l’habitation d’Anglemont avec mornes en arrière-plan… Il nous explique (comme le faisait Schwarz-Bart dans son épilogue) que c’est ici, à Matouba, que Delgrès se fit sauter avec les derniers résistants à Richepanse, le 28 mai 1782, honorant la devise: “Vivre libre ou mourir”. Puis une scène de danse sur une musique qui évoque le folklore ashkenaze signe cette introduction. Entrent en jeu les projections qui ponctuent tout le spectacle, avec des effets de surprise et d’incongru et de mise en procès de l’histoire coloniale et africaine récente. Il y aura, outre le portrait d’Elisabeth II, celui d’une famille américaine ou sud-africaine du début du 20e s. où les enfants portent des armes à feu automatiques, ou encore un gros plan cauchemardesque de crabe rouge. On verra la photo de 1916 du bel Africain de Bétou, Haut-Oubangui, entravé dans son filet, ou une photo contemporaine d’enfants-soldats congolais, ou encore celle d’un vidé de Mercredi des cendres aux Antilles. On aura aussi, dans ce très beau travail de documentation de Thibault Lamy pour la projection, la photographie sépia (plan fixe de film peut-être) d’un groupe d’Africains déportés en guenilles pour illustrer la vente de Bayangumay en Guadeloupe, et l’on pense alors à Amistad. On ne peut que savourer la pertinence de la plupart de ces images qui soutiennent, illustrent parfois directement, parfois métaphoriquement ou par antithèse les extraits du texte et l’écriture somptueuse qu’a voulu honorer Fani Carenco. Voici des gros plans de troncs d’arbres aux branches torturées? Nous sommes perdus dans la forêt des songes et de Wilfredo Lam et nous suivons le rêve de Solitude: retrouver la mère qui l’a abandonnée après avoir tout fait pour que l’enfant – fruit d’un viol sur le négrier- se détache de cette négritude que la mère bossale incarne. L’enfant Rosalie, celle qui a “Deux-âmes” et les yeux pers, cherche ses racines africaines. Son désespoir est par ailleurs ponctué par la berceuse “Pitite dodo/ Papa pa la/ Se manman tou sel/ Ki dan lanbara” et sa schizophrénie, grand leitmotiv du roman, est bien illustrée par le jeu de Marie-Noëlle Eusèbe en “chienne jaune”… Mais comme on sait, Solitude va recouvrer l’Afrique en elle, renaître auprès de Maimouni et des marrons qu’elle a rejoints sur l’appel lancinant de “Sanga!” qui nous intrigue (c’est le chef des marrons).

Le rythme du spectacle est savamment construit aux dépens, dira-t-on, de la linéarité chronologique. On peut douter que cette adaptation – chef d’oeuvre du genre et incontestablement très réussie- puisse être pleinement appréciée par des spectateurs qui ne connaîtraient pas le texte (la lacune est réparable et un dossier pédagogique a été mis à disposition des professeurs). L’horreur alterne avec un peu de légèreté que ce soit dans les documents videos ou la scénographie qui inclut plusieurs épisodes de danse. La plus mémorable sans doute est une scène de cabaret burlesque, sur musique de genre klezmer et boogie-woogie, scène où le narrateur, le Blanc en histrion, est affublé d’une ceinture de bananes tandis que le collant noir et les gants blancs de la mulâtresse évoquent le Blackface. C’est d’ailleurs cette scène qui a été retenue pour la bande-annonce qu’on trouve en ligne, de quoi assurer les spectateurs à venir qu’on ne va pas s’ennuyer mais ce choix pour le teaser, radicalement étranger au roman, ne paraît pas judicieux. On peut cependant voir la scène comme une “traduction” de l’ironie de Schwarz-Bart, laquelle va du pire ton sardonique au plus douceureux. D’autres éléments de scénographie sont plus faciles à décoder tel l’excellent jeu de Marie-Noelle Eusebe/Rosalie en poupée mécanique tandis que le rire cruel de Man Bobette dénonce le “devoir de servilité” et déclare que le jus de manioc n’est pas mortel que pour les poules. Autre scène plus attendue, la fête de l’abolition en Guadeloupe et la jubilation des foules arborant les insignes tricolores pour passer abruptement à la catastrophe de 1802, au “feu d’artifices” de Matouba et à la pendaison de Solitude, superbement rendue par l’actrice dans un jeu très épuré.

Tandis que le roman séparait nettement la vie africaine de Bayangumay jusqu’au Passage de l’Atlantique et celle de son enfant Rosalie-Solitude, Fani Carenco a choisi de déconstruire partiellement la chronologie du roman pour composer son soectacle. Elle ménage en effet un contrepoint soutenu entre les grands épisodes de la vie de Solitude (enfance, adolescence troublée, libération et quête de la Mère-Afrique, Matouba et exécution) qui respectent la chronologie et les nombreux retours en Afrique (rapt et déportation, horreurs du Passage, souvenirs du mariage au vieux Djadju, esclaverie de Gorée, souvenir d’une vieille tante qu’elle réeincarne selon les croyances diola, et se termine sur une évocation de l’enfance). Après l’exécution de Solitude, le point d’orgue est justement une dernière vision de Bayangumay en Afrique. Ce pourrait être l’illustration de cette “Guinée” mythique où retournent les âmes des victimes africaines des crimes de l’Europe dans le Nouveau Monde. La majeure partie du texte énoncé par les acteurs est constituée d’extraits du livre de Schwarz-Bart. Il s’agissait autant de rendre hommage à un chef d’oeuvre que de célébrer la figure de Solitude devenue désormais, et grâce à Schwarz-Bart, l’ icône de la résistance guadeloupéenne et de celle de la Caraïbe (on l’appelle “Maroon Nanny” dans les Caraïbe anglophones). Le travail est magnifié dans les “tableaux “ savamment éclairés sur scène qui évoquent l’esthétique des grands peintres de Poussin à Delacroix. C’est un splendide travail, digne de sa source littéraire et de son héroïne de légende.

Ceci est la troisième adaptation de l’oeuvre, la première était due à Patrick Chamoiseau (avec Marie-Line Ampigny, mise en scène de Yvan Labéjof, en 1977 au Théâtre Benoit XII, Festival d’Avignon) et la seconde – narration théâtrale avec deux acteurs- était de Guila Clara Kessous en 2013, dans le cadre d’une résidence subventionnée par l’IMERA (Marseille). La pièce de Fani Carenco, sans la moindre longueur, dure environ 1h 10. Elle a été créée à Annecy en janvier 2016 et reprise à Lyon en avril 2016. Elle a été diffusée sur France O et présentée par Greg Germain. Elle tourne aux Antilles au printemps 2017 puis sera jouée au Festival OFF d’Avignon en juillet 2017 (nouvel Espace Roseau Teinturiers à 10h 30). Souhaitons-lui une très belle carrière au nom de l’Histoire, de la République (et) des Lettres.

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Adaptation et mise en scène de Fani Carenco

de La mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart

avec

Marie-Noëlle Eusèbe: Rosalie/Solitude, narratrice

Laure Guiré: Bayangumay/Man Bobette/ narratrice

Laurent Manzoni: Homme blanc/ narrateur

Assistante à la mise en scène: Lili Sagit – Chorégraphie: Francis Viet – Scénographie: Fani Carenco, Nicolas Natarianni et Christophe Charamon – Lumières: Nicolas Natarianni – Son: Nicolas Natarianni et Thibault Lamy – Création vidéo: Thibault Lamy

Spectacle vu le 11 mai 2017, Salle Boris Vian, Grande Halle, La Villette, Paris.

Christiane Makward