Shakespeare à Avignon

Le roi Lear, MES : Olivier Py
Richard III, MES : Thomas Ostermeier

richard-III— Par Michèle Bigot —
Shakespeare a toujours été à l’honneur à Avignon, et certains cadres lui conviennent particulièrement: c’est bien sûr le cas pour la cour d’honneur du Palais des papes, ou encore la carrière de Boulbon, mais cette année aucun spectacle n’est donné dans la carrière en raison de la baisse des subventions. L’opéra grand Avignon est également un lieu propice aux mises en scène de Shakespeare en raison de sa taille, de son histoire et de la profondeur de sa scène. Un certain prestige s’attache à ces mises en scène, qui en général font date et attirent les faveurs du public. Les metteurs en scène sont conscients de ces enjeux, parfois douloureusement : voici ce que dit Olivier Py à propos de la cour d’honneur : « La cour d’honneur propose également son esthétique : il faut jouer la cour. Elle impose un combat avec les éléments , avec le ciel, avec la parole. Si on ne s’adresse pas au ciel on perd les vingt derniers rangs. La cour d’honneur est une machine faite pour détruire le théâtre bourgeois. Elle est le lieu de l’impossible, il faut jouer l’impossible, jouer avec l’impossible. »
Conformément à cette tradition, le festival 2015 propose Le roi Lear dans la cour d’honneur dans la mise en scène d’Olivier Py et Richard III dans la mise en scène de Thomas Ostermeier à l’opéra. Une thématique commune, celle de la folie traverse ces deux œuvres. Le roi Lear est avant tout l’histoire d’une déchéance , l’expérience d’une perte, Lear éprouve la perte de ses filles, Gloucester, celle de son fils. Mais c’est aussi une pièce sur les limites de la parole : Cordelia est impuissante à dire, et son silence « est une machine de guerre ».
A l’inverse, Richard III est une pièce sur la force de la parole, mensonge, manipulation, séduction sont au programme de Richard et son pouvoir repose sur l’habileté de son dire. C’est aussi et surtout une pièce sur la force du mal incarné par Richard, ce monstre assoiffé de pouvoir, dont la laideur physique n’a d’égale que la noirceur de son âme. Le pervers Richard est aussi venimeux que le misérable Lear est pitoyable. Mais dans les deux cas, ce qui se joue c’est le pouvoir politique : emplies de personnages cyniques, monstrueux, les deux tragédies se valent en termes de machiavélisme, et machinations politiques en tout genre : c’est peut-être par là qu’elles nous touchent directement.
Quoique de force égale, les deux pièces ne réussissent à atteindre leur public qu’en raison de la traduction, voire de l’adaptation (Ostermeier a coupé quarante pour cent du texte original, la traduction de Marius von Mayenberg qu’il adopte a supprimé la versification, Olivier Py, qui assure la traduction a peu coupé dans le texte original, mais il s’est efforcé de traduire dans un français clair et intelligible, en recherchant un tempo rapide) et surtout de la mise en scène
De ce point de vue la réussite est inégale. Ostermeier emporte immédiatement la conviction du spectateur par la justesse de sa scénographie, la poésie du décor et la force de ses acteurs. Lars Eideinger est particulement prodigieux en Richard III. On en arriverait presque à aimer ce monstre contrefait tant il est émouvant. C’est une performance d’acteur mémorable, un jeu impeccable reposant sur un travail du détail : les attitudes, les déplacements, le maintien, les traits du visage, le costume, tout est hautement signifiant. La cohérence de l’ensemble est sans défaut. Chaque trait de scénographie porte, et jusque la musique et l’éclairage. On y voit l’aboutissement d’une réflexion collective et d’un travail intense sans complaisance.
Rarement spectacle aura obtenu une telle ovation. Le spectateur a le sentiement d’avoir vécu une expérience précieuse, unique.
Hélas, rien de tel dans la mise en scène d’Olivier Py ! Certes, il est plus difficile de réussir dans la cour d’honneur, car il est impossible d’y importer son décor. Il faut faire avec le plateau brut, avec ses quarante-quatre mètres sur trente de profondeur. Mais ce sont là des circonstances atténuantes, le spectateur n’en a que faire ! En contrepartie le metteur en scène et son scénographe disposent du ciel étoilé, des murs gorgés de poésie et de mémoire, de l’attention passionnée d’un public fervent. Combien de mises en scène sublimes ont su tirer le meilleur parti de ces élements puissants ! Au lieu de cela c’est l’ennui qui est au rendez-vous, voire la colère d’assister à un spectacle où l’artifice, le convenu, la facilité racolleuse voire le vulgaire tiennent lieu de dimension métaphysique. Quand tout devrait faire sens dans une mise en scène, on assiste à une débauche de moyens, de vociférations, dont la surenchère masque l’inanité. Ce n’est pas qu’on reproche à O.Py d’avoir renforcé la note burlesque, certains passages sont même assez drôles. C’est plutôt d’avoir unifié et artificiellement lissé le texte dans ce sens. Même la note burlesque s’en trouve affadie, car trop c’est trop, et cela débouche sur l’insignifiance et l’ennui. On se prend à plaindre ses acteurs qui s’épuisent à la tâche sans réussir à convaincre. Quand on lit la note d’intention d’O. Py, on se dit qu’on va avoir affaire à une lecture subtile du texte shakespearien : quelle déception devant cette mise en scène qui s’épuise dans l’excès et les débordements sans parvenir à signifier !
Au bout du compte, la cour d’honneur s’est révélée être un piège pour qui ne sait pas conserver le sens du travail collectif, de la patience et de l’humilité. Belle leçon sur la fragilité du spectacle théâtral qui se joue toujours sur le fil du rasoir et où rien n’est acquis !

Michèle Bigot, CIEREC, AICT, section Caraïbes