« Seule sur la plage la nuit », « Vers la lumière »

— Par Selim Lander —

 

Seule sur la plage… : Hong San-soo aime et s’amuse

Qui saurait mieux qu’un peintre ou un cinéaste glorifier la femme aimée, brosser d’elle le portrait dans lequel elle pourra elle-même se contempler au sommet de sa beauté et devenir un objet d’admiration pour les siècles des siècles ?  Seule sur la plage dans la nuit est cette sorte d’épithalame offert par Hong Sang-soo à la comédienne Min Hee Kim, sa nouvelle égérie. Le cinéaste, en effet, n’a d’yeux que pour la belle, constamment présente à l’écran, souvent en gros plan, qui focalise l’attention des autres personnages autant que celle des spectateurs du film.

Le cinéaste s’est amusé à écrire le scénario, par exemple lorsque l’héroïne, Younghee dans le film, se retrouve successivement dans « la plus belle ville d’Allemagne » (où se déroule la première partie) et « la plus belle ville de Corée » (au dire de ses compagnons) sans qu’il nous en montre rien, en dehors de quelques lieux d’une grande banalité. Autre jeu, celui qui consiste à mettre systématiquement dans la bouche de Younghee des commentaires sur l’apparence de ses partenaires, lesquels ont toujours l’air à ses yeux trop jeunes ou trop vieux. La caméra s’amuse, elle aussi, par exemple en tournant un plan large, à la tombée du jour, avec des personnages lointains plus un chien fou qui se détachent en ombres chinoises en haut d’une pelouse.

On ignore comment se comporte Min Hee Kim dans la vie. La Younghee du film est dotée d’une forte personnalité. Au cours des séances de beuverie inévitables dans les films d’Hong San-soo, elle se livre, quand elle a bien bu, à des attaques en règle des autres convives (du genre « c’est normal que tu sois mal aimé parce que tu n’as pas toi-même la capacité d’aimer »), avant plus ou moins de se rétracter. N’empêche que le mal est fait.

Younghee est mise sur un piédestal par son réalisateur amoureux. Cela tient d’abord à son habillement, celui d’une fille branchée (ah ! ce long manteau noir sur un pantalon blanc), ce qui n’est pas le cas des autres personnages, à son franc parler (auquel on a déjà fait allusion), les autres étant toujours en réaction par rapport à ce qu’elle dit, et surtout à la caméra entièrement à son service pour magnifier sa beauté.

Si nous sommes privés de coins pittoresques (contrairement à d’autres films d’Hong San-soo) dans les deux villes où se déroule la plus grande partie de l’action, il y a de beaux paysages de bord de mer, l’hiver. L’hiver est d’ailleurs un élément essentiel dans ce film par la lumière, les arbres dénudés, les accoutrements disgracieux des personnages (exception faite, évidemment, de la sublime Younghee) et même le dialogue où abondent les remarques sur la température.

Le film raconte une histoire mais cela n’a guère d’importance. Elle confirme que les femmes, chez Hong San-soo, sont infiniment supérieures aux hommes qui ne méritent pas l’amour qu’elles leur portent. L’absence de tout suspense permet de s’intéresser à des détails, de rentrer dans la fabrication du film. Grâce à, ou plutôt à cause de Steve Zébina qui programme très régulièrement ses films, se retrouver dans l’univers d’Hong San-soo est en passe de devenir un besoin pour les cinéphiles martiniquais. Gare à l’addiction !

Deuxième projection vendredi 2 février

PS : Seule sur la plage dans la nuit est-il la traduction littérale du titre coréen ? Il n’y a aucune image dans le film de Younghee seuls sur une plage la nuit.

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Vers la lumière : Naomi Kawase s’emmêle dans le mélo

De Naomi Kawase, on avait beaucoup aimé Délice de Tokyo, un film sur les lépreux, empreint d’une pudeur, dont nous étions sorti émerveillé. Dans Vers la lumière la réalisatrice s’intéresse maintenant au milieu des non-voyants. Qui aime les belles histoires d’amour avec des gens qui traversent des épreuves, qui souffrent et qui finissent par s’aimer sera servi. Tous ces ingrédients sont réunis dans un film, japonais de surcroît, ce qui apporte aux spectateurs occidentaux un supplément d’exotisme. Misako, la jeune femme en quête d’amour, pratique « l’audio-description » des films afin de les rendre accessible aux aveugles. L’amoureux est un photographe renommé en train de perdre complètement la vue. Moins rapides que les spectateurs, ces deux-là finiront par découvrir qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Elle (Ayame Misaki) est pourtant une très jolie poupée, avec un visage lisse, triangulaire, une petite bouche et de grand yeux, exactement comme dans les mangas pour adolescents, tandis que lui (Masatoshi Nagase), nettement plus âgé, est du genre bougon… mais paré, en dépit de son handicap, de la séduction qui accompagne la célébrité. Happy end garanti.

Le film est scandé par les sessions au cours desquelles un panel de non-voyants juge l’audio-description proposée par Misako. Elles se concentrent sur les mêmes 2 ou 3 séquences du film audio-décrit, qui mettent en scène, comme par hasard, un vieillard amoureux d’une femme nettement plus jeune. Malgré cette grosse ficelle, ces séances retiennent l’intérêt en raison des commentaires dont elles font l’objet de la part des membres du panel. Il en ressort que le « regard » que l’on porte sur un film étant extrêmement subjectif, l’audio-description doit être suffisamment détaillée tout en laissant à chaque auditeur sa possibilité d’imaginer librement. Nous, les voyants, ne regardons pas tous la même chose sur l’écran.  Transmettre un film à des aveugles est donc un exercice périlleux dans la mesure où la subjectivité de l’audio-descripteur ne doit pas interférer (ou interférer le moins possible) avec celle de l’auditeur.

Deuxième projection mardi 6 février

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Visionner coup sur coup le film japonais de Naomi Kawase et celui coréen de Hong San-soo permet de mesurer combien les deux pays d’Extrême-Orient sont différents. Les cinéastes japonais apparaissent fascinés par leurs grandes villes, à commencer par Tokyo, avec les quartiers de ruelles, de maisons basses aux toits de tuiles vernissées, les petites boutiques, l’enchevêtrement des fils électriques, les voies ferrées qui s’entrecroisent, le tout en symbiose avec la ville moderne. Les Japonais ont conservé nombre de traditions anciennes que les cinéastes montrent également dans leurs films, les maisons aux panneaux coulissants, les repas agenouillés devant une table basse, les cérémonies shintoïstes… Rien de tel dans les films tournés en Corée du sud, un pays qui a basculé beaucoup plus radicalement dans la modernité occidentale.