Séparer culture et politique n’est jamais innocent

Libre opinion

— Par Frantz Succab —

politiques_culturellesLa Culture est le premier champ de bataille où s’est jouée l’affirmation de l’identité guadeloupéenne. La conscience politique de notre différence en est née. En 1946, dans l’immédiat après-guerre, la Départementalisation des vieilles colonies fut, du point de vue de la France, un acte à portée conomique et géopolitique, mais qui contenait un facteur aggravant pour les consciences des peuples concernés: la systématisation de l’assimilation.

L’Etat français ne pouvait changer ni la couleur de peau, majoritairement non-blanche, du colonisé ni sa géographie ni ce que l’histoire du pays avait construit dans les âmes et les mentalités à travers une langue et des formes de ritualisation sociale, comme représentation singulière du monde. En 1946 la majorité des guadeloupéens était exclusivement créolophone, imprégnée d’us et coutumes forgées au cours des siècles à partir des générations successives d’afro-descendants qui en constituaient l’argile fondamental. Il ne restait qu’à leur faire croire massivement qu’ils n’étaient pas ce qu’ils sont.

Pour convaincre les Guadeloupéens qu’ils étaient de culture française en tous points, l’Ecole publique, le système de valeurs relayé par les élites sociales et le discours politique dominant ont accompli un gigantesque travail de dépersonnalisation. On comprend dès lors la dialectique qui s’imposera tout au long de la période post-départementaliste : les désillusions d’ordre économique et social nées des promesses d’émancipation, forcément non tenues, trouvèrent dans l’anti-assimilationnisme toutes les raisons de se transformer en contestation à caractère nationaliste et anticolonialiste. Une partie de la jeunesse intellectuelle, en particulier, premier cobaye de l’expérimentation assimilationniste, transforme ses connaissances acquises par l’école, l’université et l’observation du monde en atouts contre l’action de la France en Guadeloupe. L’effort accompli au cours des années 1950 consiste à mettre en exergue la /span>personnalité guadeloupéenne.

Les premiers pas vers nous-mêmes

L’idée première de « personnalité propre » est sujette à un long mûrissement au cours des décennies suivantes. À travers une jeunesse estudiantine encore enracinée familialement au terreau populaire et, d’autre part, des classes laborieuses en résonance avec l’idée historiquement prégnante de libertéet d’émancipation /span>, elle aide cimenter luttes économiques et sociales, lutte politique et identité culturelle. C’est désormais l’ensemble de ces éléments qui, à partir des années 60-70, nourrit l’élan du sursaut guadeloupéen à la fois contre l’exploitation coloniale du pays et contre l’assimilation culturelle.
L’ensemble se résumant dans la revendication du droit à l’autodétermination politique. Parce qu’il devient de l’ordre évident que pour vivre son existence de communauté humaine singulière, la Guadeloupe doit avant tout chercher à s’appartenir : assumer son histoire, sa langue, en général son expression culturelle propre et ses formes de relations sociales tissées tout au long de son destin de peuple différent du peuple français.

Les effets de ce tournant sont connus. Sous l’impulsion de la revendication identitaire, les milieux populaires, le monde culturel et scientifique, dans et hors les secteurs proprement militants, simplement avec le sentiment que la Guadeloupe doit exister elle-même, ont non seulement pris la résolution d’user pleinement de leur culture et traditions, mais encore ont illustré la langue, la musique, les arts guadeloupéens en général. Rendant à un nombre significatif de la population le goût de consommer, habiter, penser et vivre en guadeloupéen. Des œuvres et des découvertes fondatrices en matière littéraire, musicale ou scientifique, des avancées sur la finalité de l’enseignement, ont émaillé la période s’étendant de 1970 à 1990. Il s’agit là d’un socle, ou d’un karésòl, historique, sur lequel les uns et les autres tentent depuis plusieurs décennies d’assembler les éléments d’une Guadeloupe nouvelle, et de donner cohérence à cet ensemble encore bien composite.

De l’esprit de résistance à l’esprit de conquête

Dès lors qu’il faut passer de la revendication de l’identité à son illustration triomphante, de la résistance pure et simple à la conquête d’espaces de pouvoir, le Culturel et le Politique se questionnent de la même façon. Parce que, dans le contexte de l’assimilation, la conscience politique guadeloupéenne est consubstantielle de l’affirmation de l’identité culturelle. Lorsqu’on les sépare l’une de l’autre, on les affaiblit toutes les deux. Quand bien même la différenciation culturelle entre la Guadeloupe et la France semblerait être généralement admise, cela ne ferait rien avancer si c’est au détriment de la nécessité politique d’assumer cette différence.

D’uncôté, on constate un engouement généralisé pour la langue créole, le gwoka, nos autres arts et nos mès-é-labitid, dont certains traversent les frontières, notamment sous forme inoffensive de « Créolité » ; de l’autre, on subit le renforcement politique de l’assimilationnisme. ça ne gêne aucunement les autorités politiques françaises d’entendre chanter gwoka au Jardin du Luxembourg un 10 mai, lors de la Journée commémorative de l’abolition de l’esclavage en France, pourvu que cela puisse être isolé de la lutte pour l’autodétermination. De même, en Guadeloupe, le mois du créole – que personne ne conteste plus- célébré en grande pompe par le Conseil Général, n’empêche pas cette même assemblée, paradoxalement, de s’entêter à réclamer l’assimilation législative à la France. L’usage des éléments de la culture guadeloupéenne tend à se détacher de l’engagement politique pour une appartenance propre.

Il est vrai que la culture est cette singularité latente qui nous inspire pour nous nommer en tant que communauté identifiable, mais qu’elle est aussi ce qui s’invente avec la vie, à chaque instant d’une histoire commune en intégrant des influences diverses. Au fil des siècles, elle s’est constituée de manière dérobée sur l’envers de la société coloniale : les avancées, les reculs, les atermoiements, les pas de côté se sont sédimentés dans l’épaisseur des mentalités. Sont nées des évidences : une langue, des formules idiomatiques, des traditions artistiques et des formes de ritualisations sociales, modes d’être, infiniment répercutés, enfouis dans les gestes quotidiens les plus ancestraux, mais aussi une tendance constante à se sous-estimer. Ce pays dèyè-do, jamais complètement réveillé et révélé, fut la seule base d’appui de la quête identitaire des années 1960-80, dès lors qu’il s’agissait de résister à l’assimilation. Il était nécessaire, alors, de recouvrer une mémoire guadeloupéenne pour la sauver de la noyade.

Aujourd’hui comme hier, le caractère conquérant de la démarche accompagne toujours la venue des nouvelles générations avec des influences diverses issues du vaste monde. Cela crée des ruptures, voire des transgressions où perce une inventivité aux surgissements imprévisibles qui deviendraient autant de facteurs de longévité culturelle. Et, possiblement, les moteurs de nouveaux modes de penser et d’agir. Plus rayonnants qu’auparavant. Les zones de repli que constituent les traditions sont nécessairement éventées afin que les esprits osent vouloir s’ouvrir à l’impossible. Parce que le tout-mémoriel, nous figeant en société de commémorations, peut faire écran à toute prospective naturellement induite par la création.

Dans le contexte actuel, nous craignons fort que les nouveaux créateurs se heurtent autant à la culture française, voire occidentale, dominante qu’à un conservatisme nationaliste accroché à notre pays dèyè-do. Rien ne serait plus symptomatique, pour l’ensemble, de cette faille identitaire profonde, nous portant à chercher la reconnaissance aux yeux de l’extérieur davantage qu’à nos propres yeux. Nous parlons aussi bien de l’imitation pure et simple de l’étranger que de la « culture-drapeau », brandie pour l’extérieur, sans effort conséquent de « cultiver notre jardin », en interne, pour notre propre enrichissement ; la culture nationale conçue comme une part résiduelle, le résultat d’une opération de soustraction et non de multiplication ou de synthèse.

L’artiste guadeloupéen, comme tout artiste, ne travaille qu’en étant habité par ce qui fait culture avant lui et autour de lui. Il doit se projeter pour créer, et non faire comme s’il n’y avait pas de mémoire culturelle en dehors de sa propre communauté. La culture est comme un arbre enraciné dans son terroir : plus il ancre ses racines et plus ses branches peuvent s’élever aux vents du large, faire synthèse à partir des lumières planétaires, sans pour autant que l’arbre change d’identité. Si l’échange est inégal en faveur de l’extérieur, les vents et ce qu’ils transportent n’y sont pour rien, c’est peut-être que le terroir s’appauvrit ou que les racines manquent à leur devoir nourricier.

Toute nstrumentalisation de l’artiste est mortifère pour la création. Il n’y aura pas de poésie ni de théâtre ni de musique ni de culture guadeloupéenne féconde sous l’unique injonction de l’authenticité autoproclamée. La langue des créateurs, leur expression en général, doit pouvoir assumer son droit à la rupture et à l’expérimentation, sous peine de s’enfermer dans l’imitation toujours recommencée de soi-même. Une prison aussi stérilisante que l’imitation de l’Autre

De même que la lutte pour l’identité culturelle et la lutte politique patriotique sont nées comme sœurs jumelles de la lutte contre l’Assimilation, de même il faut se rendre à l’évidence qu’elles ont destins concrètement liés dans le chemin que la Guadeloupe doit poursuivre afin de s’appartenir. L’une ne peut se permettre d’amuser le Maître, quand l’autre s’efforce de le renverser. Inversement, l’autre ne peut se soumettre complaisamment aux injonctions du Maître, quand l’une chante la désobéissance et la liberté. Elles doivent participer toutes les deux, de concert, à la construction solidaire d’un sens pour l’émancipation du pays.

Liberté, Egalité…

Avant d’être concrète par la rupture des chaînes de l’esclavage, la liberté fut fortement imaginée ou rêvée par des milliers de femmes et d’hommes d’ici. Pour ce faire, la culture fut la première au rendez-vous de notre histoire, inspirant les esprits, les cœurs, les voix et les gestes afin de façonner patiemment notre manière singulière d’être au monde. Ainsi fût-elle la matrice immatérielle de toutes nos luttes émancipatrices et de tous nos arts de la main. Vue sous cet angle, la « Liberté » pour une société comme la nôtre issue de l’esclavage colonial, est une notion cardinale : c’est contre la privation totale de liberté du plus grand nombre que, sous le colonialisme esclavagiste, nos pères ont construit un embryon de société originale en Guadeloupe. C’est pourquoi en général, mais particulièrement chez nous, création culturelle sans liberté est négation de la culture. Libre création, libre expression, libre confrontation ou copulation d’univers différents sont l’essence même du procès culturel Guadeloupéen.

Ni l’abolition ni la Départementalisation n’ont fait le deuil de la privation de liberté, la dernière en date a substitué à l’enchaînement des corps l’aliénation des âmes. L’idéologie raciste qui justifia l’esclavage a survécu sous une autre forme : la supériorité présumée du blanc sur le non-blanc et, par voie de conséquence, de la culture française sur toute forme de culture et de mode de vie nés de l’histoire sociale et humaine de la majorité –forcément d’origine africaine- des guadeloupéens. La même échelle de valeurs s’imposant par extension à l’immigration d’origine indienne, voire même aux européens créolisés.

On comprend bien aussi pourquoi l’exigence de la qualité de « peuple » guadeloupéen peut être considérée comme extrêmement subversive. Parce qu’ici, l’idée de peuple transcende les castes socio-raciales pour intégrer culturellement tous ceux, de toute origine sociale et ethnique, qui par leurs efforts, leur travail, leurs larmes, leur sueur et leur sang ont constitué ensemble cette humanité singulière nommée Guadeloupe. C’est d’une liberté qualitativement supérieure, et conditionnant toutes les autres, qu’il s’agit là : celle d’exister, soi-même et pour soi, d’avoir le droit de vivre en tant qu’entité nationale dans le monde. Un projet à la fois culturel et politique, lequel ne vaut que dans une intention démocratique : inscrire la Guadeloupe dans ce mouvement qui, universellement, élève l’identité des peuples et donne valeur d’usage à toute liberté collective.

L’ouverture de la Guadeloupe sur le monde doit être fondée sur l’égalité en droit et en dignité de la culture guadeloupéenne, son droit de contribuer à partir de sa filiation culturelle propre au progrès de l’humanité en rejetant l’européocentrisme. L’éventuel partenariat, librement consenti, entre la Guadeloupe responsable et la France (ou tout autre Etat) ne saurait obérer le principe de l’égalité des cultures et de leur respect. Il n’existe pas une Histoire unique dans laquelle certains peuples, notamment le nôtre, ne seraient pas entrés.

Des pistes d’envol pour tous les imaginaires

Quels moyens immédiats donner à un tel dessein ? Avant tout, des moyens humains. Il s’agit en premier lieu d’élaborer et de conduire une politique éducative où l’éducation artistique ait une part correspondant à son importance dans l’illustration qualitative de l’identité culturelle guadeloupéenne. Cela étant considéré à trois niveaux : Connaître la Guadeloupe, comme voie d’accès à nos œuvres majeures – Connaître la Caraïbe et connaître le monde, comme voies d’accès aux œuvres majeures qui font le patrimoine de l’humanité. Un seul exemple entre plusieurs : développer la lecture publique, c’est développer une pratique artistique pour tous, dont on ne voit pas forcément le produit immédiat, mais c’est donner assurément des pistes d’envol à chaque imaginaire, donc enrichir le socle d’où pousseront des créations nouvelles.

Ensuite, il est urgent d’élaborer des nouvelles politiques qui énoncent clairement des critères de soutien à l a création en admettant la part du collectif dans l’ensemble du parcours de l’œuvre, de sa production à son partage social, où l’implication de l’artiste ne saurait être contrainte. Car on constate que l’artiste professionnel est de plus en plus contraint à être le gestionnaire de sa précarité. On lui colle aux lèvres le vocabulaire des experts économiques et juridiques. Comme si disposer des moyens de sa création, revenait à endosser à contre-emploi le personnage de petit patron, sa création soumise aux lois du marché. L’aide publique doit se fonder sur notre besoin collectif d’arts et de culture, en tant que communauté humaine. Par conséquent, permettre à l’ensemble des métiers des arts et du spectacle de se libérer de la précarité et de la seule loi mercantile. Sinon, condamnée à l’impuissance face à la mondialisation, notre culture ira d’appauvrissement en stérilisation.

Enfin, il est bon pour la vitalité de notre culture de créer les conditions qui favorisent l’émulation : multiplier les lieux ouverts où artistes professionnels et amateurs cohabitent dans des aventures créatives. Apprentissage, sensibilisation, transmission… Cela suppose des mises en partage et des pratiques pouvant donner aux créations une plus grande résonnance, offrant à chacun la possibilité de construire son propre parcours.

Au-delà de toutes les voies de légitimation institutionnelles (écoles, diplômes, prix), mondaines ou mercantiles (présence dans les bonnes pages « people », chiffres d’entrées ou de vente), l’aide publique à le devoir de démocratiser les pratiques et permettre le surgissement de nouveaux talents, par la régulation des moyens financiers (subventions) ou matériels (libre accès aux lieux de travail et libre démonstration). Une aide suffisamment plurielle et ouverte, non exclusivement institutionnelle, mais aussi du secteur privé, sans pour autant que ce soit le politique et le patronat qui décident de la valeur artistique. Il s’agirait de créer de constants appels d’air et de faire en sorte que les cartes soient plus fréquemment redistribuées. Qu’elles le soient équitablement et dans un temps plus long, c’est-à-dire, sans céder à l’air du temps qui veut les carrières et les réussites aussi rapides qu’un zapping, donc, très éphémères. Il ne s’agit pas non plus de remplacer à tout prix les « vieux » par les jeunes, mais de créer entre eux une synergie féconde. D’aider à acquérir le sens de la continuité identitaire à travers les flots toujours mouvants et toujours renouvelés de la créativité.

La culture pour tous est l’affaire de tous. Autrement dit, pas d’accès possible de l’ensemble des guadeloupéens à leur propre culture sans l’effort de tous pour que le devenir de Guadeloupe lui appartienne.

Frantz Succab