« Se décider à inverser la maxime productiviste »

Appel collectif, en Occitanie, pour refonder la politique publique de la culture

— Par Thomas Jolly, directeur du Quai, centre dramatique national à Angers

À l’heure où, dans notre région comme par­tout, la crise sanitaire révèle les limites d’un modèle marchand appliqué à tous les secteurs d’activité, cet appel émanant d’acteurs et d’ac­trices de la culture en Occitanie, n’a pas pour but de réclamer sa part dans les décisions à venir, mais de prendre part aux réflexions collectives qui s’imposent.

Nous parlons depuis une longue histoire, l’histoire précieuse et accidentée d’un modèle qui nous a parfois permis d’opposer une exception – dite « culturelle » – à la stricte logique commerciale. Bien que relative, on sait que là où elle n’existait pas (chez nos voisins espagnols et italiens), les conditions de travail des artistes et de ceux qui les ac­compagnent se sont réduites très rapidement aux stratégies de survie de quelques uns, li­vrés aux injonctions de quelques monopoles. Mais depuis une dizaine d’années, la promo­tion progressive et agressive d’une logique de rentabilité, rongeant l’ensemble des poli­tiques publiques, ne s’est pas arrêtée davan­tage aux portes des salles de spectacles qu’à celles des hôpitaux, des écoles, des exploita­tions agricoles ou des transports. Il nous paraît donc moins digne aujourd’hui de dé­fendre la sauvegarde de cette exception que de travailler, avec d’autres, à transformer la règle commune.

La raison artistique, comme les autres (mé­dicales, éducatives, agricoles,…) a sa singu­lière nécessité. Elle crée, à travers ses pièces, ses musiques, ses danses, ses images, ses ate­liers, des formes où se travaillent nos sensi­bilités, où se réfléchissent nos histoires, où se questionnent nos contradictions, où se pensent nos expériences collectives. C’est là sa fonction, qui n’est ni strictement utilitaire ni de pur divertissement. Nous demandons que ces raisons soient remises au centre, car ce sont elles qui nourrissent nos pratiques, et non leur attractivité touristique, leur sup­plément d’âme ou leur indice de perfor­mance. C’est à partir d’elles que nous tra­vaillons sur le territoire, et que nous inven­tons une économie. C’est sur elles que repose une démocratisation culturelle, qui est loin d’être achevée. Ce sont elles qui autorisent, à l’égal des autres, la voix des artistes dans le débat public.

On parle beaucoup, ces temps-ci, du Conseil national de la Résistance et, en termes de po­litiques culturelles, on revient aux aventures fondatrices de la décentralisation. Dans les deux cas, il y eut moins d’union que de com­bats pour que les politiques publiques d’un pays se tiennent à la hauteur d’une histoire inédite, à l’écoute de l’intérêt général. Le temps ne connaît pas la marche arrière, et l’âge d’or n’a jamais existé. Mais nous avons sous les yeux un âge de fer, et nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins.

Va-t-on encore une fois, dans cette période de crise, procéder à une austérité sélective, se soumettre à l’impératif de la croissance à retrouver, et sacrifier à l’urgence du moment des pans entiers des politiques publiques ? Va-t-on poursuivre le dépeçage du corps et de l’esprit de la plupart des services publics ? Ou va-t-on cesser d’entretenir la division se­lon les mérites et les utilités pour redonner à chacun les moyens d’accomplir ses mis­sions ? Les artistes et les lieux de spectacle, déjà mis sous tension depuis de nombreuses années, subissent de plein fouet la crise ac­tuelle. Et les temps qui viennent, pour nos pratiques fondées sur la réunion d’un public, sont très incertains. Nous aurons à réinventer des rapports, des situations, des conditions nouvelles, pour un temps indéterminé et nous le ferons. À vrai dire, nous avons déjà commencé à le faire, en appliquant, à l’échelle de nos métiers, des solidarités adaptées aux premières urgences.

Mais cela ne se fera pas sans une volonté po­litique qui affirme son soutien sans faille et pérenne aux missions publiques de la culture. Cela nécessitera de nouveaux moyens, laissés au soin de ceux qui, depuis des années, déploient une expérience de leurs métiers et de leur art. Pour ce secteur, comme pour les autres, il faudra bien se décider à inverser la maxime productiviste : elle dit que le temps, c’est de l’argent, nous répondons que l’argent, c’est du temps : celui qui est nécessaire à la création d’une forme, au soin d’un pa­tient, à l’éducation d’une jeunesse, au travail d’une terre. »