« Santé et libertés, faut-il choisir ? », de Dominique Polton & Jean-Philippe Vinquant

Cet ouvrage ouvre le débat sur les liens étroits et complexes à définir entre santé et libertés. Quelles sont les limites éventuelles des mesures de santé publique ? Quels sont les droits et les devoirs du citoyen vis-à-vis de celles-ci ?

En France, la gestion de la crise sanitaire a donné lieu à plusieurs confinements, ayant un impact sur les libertés individuelles de chaque citoyen : les libertés d’aller et venir, d’entreprendre, de réunion sont remises en cause au nom de la protection de la santé publique. Sécurité sanitaire versus libertés, quel est le bon équilibre ? Cette question fait débat depuis le début de la pandémie. Si la communauté médicale a majoritairement soutenu les mesures les plus restrictives – même si elle est aujourd’hui plus partagée -, d’autres voix se sont élevées pour alerter sur leurs conséquences sociales et humaines, moins visibles que les morts de la pandémie.

Extraits :

// Les relations entre santé et liberté(s) sont une question complexe, à l’origine de nombreuses réflexions et travaux en sciences humaines et sociales et de vifs débats de société. La crise sanitaire que nous traversons les exacerbe ; elle nous oblige à interroger notre conception de la liberté : quel équilibre trouver entre la préservation de ce droit fondamental des individus et la protection de la population – notamment de ses membres les plus fragiles –, contre les conséquences de ce risque sanitaire inédit ? //

La conception de la liberté fait l’objet de débats philosophiques depuis des siècles. Qu’est-ce qu’être libre ? Est-ce seulement pouvoir faire tout ce qu’on veut en fonction de ses désirs ? Ou bien, au contraire, le propre de la volonté libre est-il de ne pas être seu­lement guidé par ses passions ? Les libertés négatives, c’est-à-dire ne pas être empêché par autrui ou par la loi (de s’exprimer, de se déplacer, de jouir de sa propriété et de sa vie privée…) sont-elles les plus importantes, et faut-il garantir avant tout cette non-ingérence ? Ou la liberté essentielle réside-t-elle plutôt dans la possibilité de s’accomplir, d’être autonome, d’agir sur le devenir collectif (libertés positives), en acceptant la norme commune, y compris quand elle borne la liberté de « faire selon mon libre arbitre », dès lors qu’elle résulte d’un choix majoritaire démo­cratiquement acté pour construire le bien public ?

À toutes ces questions, les courants de pensée phi­losophiques ont donné des réponses contrastées, dont l’on voit bien qu’elles conduisent dans leurs traduction concrètes, qu’il s’agisse de l’interdiction de fumer dans les lieux publics, de la vaccination ou du port du masque, à des équilibres différents entre la protection des libertés et celle de la santé.

Ces débats, posés par les citoyens dans tous les pays, ont été décuplés avec la crise sanitaire due au corona­virus Sars Cov2 (Covid-19), qui a fait son apparition en décembre 2019 en Chine avant de se propager dans le monde entier. En un peu plus d’un an, il aura causé officiellement trois millions de décès au niveau mondial, voire au moins deux fois plus en réalité selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dont plus de 110 000 en France.

Il aura aussi fait subir aux populations de nombreux pays, sur tous les continents, des confinements pro­longés et des restrictions des libertés fondamentales d’une ampleur sans précédent. En France, la loi du 23 mars 2020 autorise le Premier ministre, en cas d’état d’urgence sanitaire déclaré, à restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhi­cules, à interdire aux personnes de sortir de leur domicile sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé, à ordonner des mesures de mise en quarantaine, de placement et de maintien en isolement, de fermeture des établissements recevant du public, à limiter les rassemblements sur la voie publique et les réunions, à réquisitionner les biens et services ou les personnes…

Ce sont ainsi la liberté d’aller et venir, la liberté d’entre­prendre, la liberté de réunion qui sont remises en cause au nom de la protection de la santé publique. Sécurité sanitaire versus libertés, quel est le bon équilibre ? Cette question fait débat depuis le début de la pan­démie. Si la communauté médicale a majoritairement soutenu les mesures les plus restrictives – même si elle est, à l’été 2021, plus partagée –, d’autres voix se sont élevées pour alerter sur leurs conséquences sociales et humaines, moins visibles que les morts de la pandémie.

Serions-nous devenus, pour reprendre l’expression d’un collectif d’avocats appelant, en novembre 2020, au déconfinement, « une société du risque zéro qui serait prête à ne plus vivre pour ne pas mourir » ? Un regard en arrière nous montre que cet équilibre difficile entre protection de la santé et liberté individuelle n’a cessé d’évoluer au cours des siècles derniers au béné­fice de la première, en France comme dans d’autres pays. En témoigne l’imposante somme d’interdic­tions et d’obligations qui figurent aujourd’hui dans le Code de la santé publique, résultant de décennies de développement de notre législation.

Au-delà même des seules dispositions contraignantes, ce sont nos représentations qui ont évolué ; la santé devient une valeur et pour atteindre un idéal de sécurité sanitaire totale, les messages de prévention multiplient les recommandations sur nos habitudes de vie ; le « bon comportement de santé » devient une nouvelle norme sociale. Les outils issus des sciences comportementales, nudge, marketing social, sont mis au service de cet objectif : ils cherchent à orienter nos décisions dans un sens favorable à la prévention, sans pour autant contraindre. Cette approche libérale est-elle la clé d’un équilibre plus satisfaisant entre santé et liberté ? Jusqu’où peut-elle aller si notre liberté fait courir des risques aux autres ? La question de la vaccination, qui oscille entre obligation et recherche d’adhésion, illustre bien cette difficulté ; elle montre aussi l’importance du débat citoyen sur toutes ces recherches d’équilibre qui n’ont rien d’évident. Les discussions des lois « bioéthique » successives, cher­chant le meilleur curseur entre volonté de promouvoir la recherche et le progrès médical d’un côté, et de préserver la dignité et l’intégrité des vivants, en sont un autre exemple.

Avec la prévention, le débat se focalise sur les libertés auxquelles les bien-portants sont prêts à renoncer pour préserver leur santé ou celle des autres – débat particulièrement brûlant avec la crise sanitaire. Mais le respect des libertés individuelles est aussi un enjeu majeur pour les personnes malades, ou les personnes vulnérables, en situation de handicap ou de perte d’autonomie, ou faisant l’objet d’une mesure de protection. De ce point de vue, une transformation profonde s’est opérée dans les dernières décennies, dans la société et dans les textes, et les droits de ces personnes ont progressé, même s’il reste du chemin à parcourir dans les pratiques. Concilier le respect des libertés et le devoir de protection demeure cependant un dilemme éthique lorsqu’il s’agit de personnes vulnérables, dont la capacité de jugement ou d’autodétermination est altérée par la maladie ou toute forme d’incapacité.

Pour explorer cette thématique des chocs entre santé et libertés, nous ferons d’abord un focus sur la pandémie de Covid-19 et sur les débats qu’elle a soulevés, tant elle apparaissait comme une loupe magnifiante des questions qui se posent (chapitre 1). Nous donnerons une vision historique permettant de comprendre comment elles ont évolué au cours des siècles passés (chapitre 2). La prévention fera l’objet des trois chapitres suivants, qui aborderont plusieurs facettes de l’équilibre entre libertés individuelles et protection de la santé : la vaccination, la prévention des comportements à risque, les leviers nouveaux qui s’appuient sur les approches comportementales. Enfin, les chapitres 6 et 7 se centreront sur les droits et libertés des personnes qui sont malades ou en situation de handicap, de perte d’autonomie et plus globalement de vulnérabilité, pour lesquelles des acquis majeurs ont été enregistrés, sans résoudre toutes les difficultés.

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Chapitre 6

La liberté des malades

// Dans les chapitres précédents, ce sont surtout des libertés des bien-portants dont il a été question : est-il légitime de les limiter (confinement, vaccination obligatoire) pour protéger la population des risques liés aux maladies infectieuses ? De chercher à prémunir les individus des risques de maladies futures auxquels ils s’exposent par leurs comportements ? Mais le respect des libertés individuelles est aussi un enjeu majeur pour les personnes pour lesquels la maladie n’est plus un risque, mais une réalité. De ce point de vue, les droits des personnes malades ont beaucoup évolué dans les dernières décennies, dans les textes et dans la pratique, même s’il reste du chemin à parcourir. //

La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite « loi Kouchner », a marqué une étape importante dans la reconnais­sance de la place du malade dans le soin et de ses libertés fondamentales. Le mouvement associatif qui s’est mobilisé dans la lutte contre le VIH/sida au début des années 1980 a joué un rôle majeur dans la genèse de cette loi : la revendication que les malades soient des acteurs à part entière de leur maladie, qu’ils soient informés, que leurs volontés soient mieux prises en compte a contribué à faire évoluer le modèle paternaliste dominant de la relation médecin/patient, dans lequel celui qui soigne a la responsabilité de substituer sa décision à celle du malade pour son bien. L’élaboration de la loi a impliqué les associations de patients, qui sont progressivement montées en puis­sance à la fin du siècle dernier, et s’est appuyée sur une consultation plus large de la population menée au travers d’États généraux de la santé.

Cette loi a donné une valeur législative à des droits dont certains étaient déjà reconnus par des textes antérieurs et en a créé de nouveaux : droits individuels de la personne malade, mais aussi droits collectifs des usagers à participer au fonctionnement du système de santé (création de la conférence nationale et des conférences régionales de la santé et de l’autonomie, concertation des projets de textes avec les associa­tions aujourd’hui réunies dans un collectif reconnu et financé par le ministère de la Santé, France Assos Santé). Compte tenu du thème de cet ouvrage, on se limitera dans ce qui suit uniquement aux libertés individuelles qui sont garanties aux malades dans leur relation avec le système de soins.

ILe libre choix des professionnels de soins

Le droit au libre choix du praticien et de l’établissement de soins, affirmé depuis la loi hospitalière de 1970, est un principe fondamental de la législation sanitaire.

L’évolution vers une plus grande liberté de choix est d’ailleurs une tendance que l’on observe dans la plupart des pays européens, y compris dans des systèmes de santé où il avait été historiquement beau­coup plus restreint qu’en France, comme au Royaume-Uni ou dans des pays nordiques. Par exemple, en Suède, jusqu’au début des années 1990, un patient devait se faire soigner dans la structure de soins la plus proche de chez lui. L’accroissement de la liberté de choix a été, dans ces pays, la marque de réformes inspirées par des logiques consuméristes et concurren­tielles ; elles se démarquaient de la philosophie initiale de ces systèmes, construits sur le modèle du système national de santé et dans lesquels l’encadrement de la liberté de circulation des patients était conçu comme la contrepartie d’un système solidaire, financé sur fonds publics, et donc nécessairement planifié.

Le droit que possède toute personne de choisir libre­ment son médecin a comme corollaire l’obligation, pour le médecin, de respecter ce droit, comme le prévoit le code de déontologie. Le médecin n’a donc pas la possibilité de refuser de prendre en charge un patient, sauf motif professionnel ou personnel légitime. Au-delà des discriminations fondées sur les critères prévus au Code pénal, est également illicite le refus de délivrer des soins au prétexte que le patient est bénéficiaire des dispositifs d’aide à la complémen­taire (couverture maladie universelle complémentaire –CMUc – ou aide à la complémentaire santé – ACS –,dispositifs fusionnés depuis novembre 2019 dans un dispositif unique, la complémentaire santé solidaire). Pourtant les refus de soins vis-à-vis des bénéficiaires de ces aides, ciblées sur les ménages en situation de vulnérabilité économique, restent fréquents : une enquête de type testing menée récemment par le Défenseur des droits pour trois spécialités a montré…

Format papier

EAN : 9782111573857

Dimensions : 11,0 x 18,0 x 1,0 cm

Nombre de pages : 160 page(s)

Poids : 160 g

Format : Français

Format PDF

EAN : 9782111573864

Poids : 2 Mo

Nombre de pages : 160 page(s)

Format ePub