Retrouver une poétique du vivre ensemble

— Propos de Patrik Chamoiseau recueillis par Olivier Doubre et Christophe Kantcheff pour Politis

patrick_chamoiseauPour l’écrivain Patrick Chamoiseau, il y a dans la culture française de quoi puiser une nouvelle éthique, afin de faire face aux défis actuels et de retrouver le sens de la beauté du monde.

Demander à Patrick Chamoiseau quel est son regard sur la France consistait à faire un pas de côté, fort de l’éloignement de ce petit bout de France atypique, créolisé et longtemps colonial, qu’est la Martinique. C’est du Lamentin, bourgade où il vit, que le lauréat du prix Goncourt 1992 (pour le superbe Texaco, fresque revisitant l’histoire de son île sur trois générations) nous a répondu. Son rapport à la France passe d’abord par la langue, « matière première » mais certainement pas « naturelle » pour l’auteur d’Écrire en pays dominé (Gallimard, 1997). Ainsi que par la conscience d’une France immergée dans le « tout-monde », cher à son maître Édouard Glissant, nécessaire à l’ouverture à l’Autre⋅

Puisque nous consacrons ce dossier à « la France qu’on aime », quelle est la France que vous aimez ?

Patrick Chamoiseau : Celle des poètes, Villon, Lamartine, Hugo, Lautréamont, Rimbaud, Char, celle de Rabelais et de Montaigne, celle de Camus, de Sartre ou de Deleuze, de Bourdieu, d’Edgar Morin, celle de Brassens, de Ferré, de Cabrel, de Bashung… Celle de Jean Jaurès ou encore celle de Pierre Rabhi… Il y en aurait tant à citer !

À quoi fait écho, chez vous, cette France-là ?

Elle m’a assuré une fréquentation assidue de la beauté. Cette fréquentation induit une éthique, pas seulement un humanisme vertical, coupé de son entour et l’exploitant jusqu’à se menacer lui-même, mais véritablement une manière de bien vivre dans un rapport très humble et très respectueux au vivant. L’éthique qui se nourrit de beauté n’est pas une simple mécanique de « valeurs » que l’on s’envoie à la figure, que l’on peut même manier comme des masses meurtrières, mais une intelligence relationnelle qui vous inspire le respect, la décence, le souci de l’autre et de son épanouissement, et le besoin de l’autre dans l’épanouissement de soi.

L’éthique relationnelle n’est jamais simple. Tout en étant de construction individuelle,elle se nourrit de solidarités collectives, elle se souvient de la morale, elle intègre les dignités républicaines, elle s’imprègne des avancées de la pensée et de la science.

Pourquoi accorder une telle importance à l’éthique ?

La globalisation du monde et les mutations climatiques nous obligent à mettre en oeuvre des transformations profondes de nos existences individuelles et collectives. Seulement, chaque fois qu’une société doit rapidement se renouveler, on constate un repli reptilien général, un rugissement des « valeurs », un dévoiement de la spiritualité, une usure des solidarités, un affaissement de la morale, et finalement, comme source et conséquence : une déperdition de l’éthique. L’éthique est ce qui donne du sens à nos actions. Elle ordonne chacune de nos positions. Elle nourrit la qualité des relations que nous entretenons avec nous-mêmes et avec les autres.

À l’origine, l’exigence de survie a fait surgir dans les communautés d’homo sapiens les nécessités de partage, de solidarité, de don, de tolérance, d’amitié, de fraternité, d’honneur ou de respect mutuel. Cette solidarité naturelle constituait le socle de la réussite et de la sauvegarde collectives. La morale d’inspiration religieuse en a pris le relais. La morale a pu alors s’imposer à tous, de manière uniforme, et installer dans notre mental la base manichéenne du bien et du mal, et son auréole de « valeurs ». Aujourd’hui, les communautés s’imposent de moins en moins aux individus. La laïcité de la chose publique a renvoyé l’essentiel de la vie religieuse au domaine de l’intime. La sacralisation des dignités républicaines se substitue aux vieilles sacralisations inspirées du divin. La rationalité et l’approche scientifique supplantent les anciens enchantements. Chaque individu se retrouve relativement autonome dans la construction de sa conscience, dans le choix de ses principes de vie, dans l’importance qu’il accorde à telle ou telle beauté de l’art du bien-vivre. C’est cette construction devenue personnelle qui constitue l’éthique. Seulement, cette individualisation de l’éthique est extrêmement difficile à assumer et à vivre ; une bonne part des crises les plus aiguës que nous avons à affronter provient de cette difficulté-là.

Vous sentez-vous appartenir à la nation française, voire patriote ?

Je me situe dans un imprévisible de l’histoire coloniale de la France. Les colons européens, les esclaves africains, les survivants du génocide amérindien et toute une constante d’immigrations ont produit une émergence anthropologique qui s’appelle la Martinique. C’est une nation sans État. Elle se trouve administrée par la France. C’est mon lieu. Je me bats pour qu’une souveraineté politique optimale lui soit reconnue au plus vite, et que notre adhésion au pacte républicain français ne se fasse plus sous les auspices de l’assistanat et du rattrapage, mais sous ceux de la dignité, de la responsabilité, des réseaux de solidarité et de la logique de projet. En clair : passer d’une « mise-sous-relation » à une « mise-en-relation ».

En tant que Martiniquais, votre rapport à la France est-il forcément complexe ? Pourquoi ?

Oui, parce que nous sommes une entité différente de la France. L’actuelle Martinique est née du flux relationnel provoqué par la colonisation. Aussi, il est difficile de comprendre que ce mélange extraordinaire, inédit, qu’Édouard Glissant appelle « la créolisation », a donné naissance à quelque chose où la France est présente, mais aussi l’Afrique, les Amériques, l’Asie… Quand j’ai reçu le prix Goncourt, les Français et les francophones ont été contents parce que j’écrivais en français. Dans une telle identification, le marqueur linguistique prédomine. Les Africains, tout comme les Noirs américains, l’étaient aussi. Tout ce qui était noir ou basané à Paris me remerciait dans la rue. Ici, c’est le marqueur phénotypique qui prend la main. Les Caribéens étaient heureux, car la Caraïbe se voyait honorée. Ici, le marqueur de référence est géoculturel. Mais toutes ces appropriations sont légitimes.

Du fait de la créolisation, les choses sont devenues complexes. J’écris en français, mais je suis plus proche de n’importe quel anglophone, hispanophone, créolophone de la Caraïbe que d’un Modiano. J’ai la peau noire, mais je suis plus proche de Marquez ou de Carpentier que de Senghor ou de Kourouma. Europe, Afrique, Asie, espaces urbains. Mes solidarités sont nombreuses, ma solitude est singulière, je suis un créole américain. De plus, aujourd’hui, du fait de l’individuation, les artistes, et donc les écrivains, ne représentent aucune langue, aucune communauté, aucune nation, juste leur expérience singulière précipitée sur la grand-scène des diversités interactives du monde. C’est là l’objet actuel de l’expression artistique, et sa richesse la plus précieuse.

Quels rôles ont joué, pour vous, la langue et la littérature françaises ? Vous ont-elles fait sentir français ?

Comme toutes les autres langues, la langue française est belle. C’est cette beauté q u ’ i l faut considérer, tout le reste, c’est de la gangue d’un identitaire administré ou d’un nationalisme autiste.

Aujourd’hui, les écrivains se déplacent dans les langues. Ils peuvent le faire en passant d’une langue à l’autre, mais aussi de manière créative par la simple fulgurance d’un langage qui témoigne du désir-imaginant des langues qui lui manquent. Car la beauté ne délivre jamais d’appartenance, elle initie à la relation, à cette capacité de vivre le divers en soi et dans ses appartenances.

Diviser les appartenances en États-nations étanches ou en langues orgueilleuses n’a plus tellement de sens. La multi-citoyenneté, la multi-nationalité, le multi-transculturel, le multi-translinguistique reflètent plus les expériences des individus contemporains que la mono-appartenance obsessionnelle. Dès lors, « l’arbre généalogique » est devenu moins pertinent que « l’arbre relationnel », qui, lui, peut contenir plusieurs langues, plusieurs fraternités, des familles de rencontre, des lieux, des musiques, des poèmes, des saveurs, une fluidité très riche qui déjoue les territorialisations et les cartes d’identité. Essayez de dresser votre « arbre relationnel », et vous serez surpris de la densité des rhizomes et des magnétismes qui vous relient à la totalité du monde.

Comment vous situez-vous au sein de la scène littéraire française – ou de langue française ?

La langue utilisée par l’écrivain ne donne plus de fraternité carcérale : elle lui ouvre au contraire un champ relationnel vers toutes les langues du monde. C’est avec toutes ces langues que l’écrivain contemporain bâtit son langage. Car un écrivain, c’est moins une langue qu’un langage. Un langage, c’est moins un exercice national qu’un imaginaire du monde. C’est une méta-vision déclenchée dans la langue. Rabelais, Joyce, Faulkner, Proust, Marquez, Césaire, Glissant étaient avant tout des langages, des expériences langagières éclaboussant le monde.

Ce qui compte, c’est la richesse de l’expérience de chacun dans le monde, et une haute expérience détermine toujours une très belle éthique. Mes fraternités littéraires ne peuvent se baser que sur des structures d’imaginaire et d’éthique. Pas de manière linguistique, raciale ou géographique. Littérature française, cela ne veut rien dire. Et il faut haïr les académies.

Une des fiertés de la France a été l’élan des Lumières qu’elle a porté au XVIIIe siècle. En tant qu’Antillais, cet héritage des Lumières a-t-il compté pour vous ? Ou bien leur face sombre, dépeinte notamment par Alejo Carpentier dans le Siècle des Lumières, a-t-elle plus compté pour vous ?

J’ai connu la France coloniale et j’ai été nourri par la France des Lumières, c’est-à-dire que j’ai connu l’ombre dans la lumière, la barbarie au cœur des fastes. Je perçois le monde non pas depuis l’assise d’un continent, mais dans l’articulation d’un archipel dont l’âme émerge des remous d’une inépuisable rencontre de cultures et d’individus. C’est une expérience singulière, horizontale, paradoxale, qui diffracte considérablement votre cheminement de conscience. C’est pourquoi un petit pays comme la Martinique a pu produire Césaire, Fanon, Glissant… Que l’île de Sainte-Lucie se prévaut de plusieurs prix Nobel. Une telle concentration visionnaire est improbable dans le contexte d’une île à sucre, mais, dans la relation, il n’y a plus de petits pays ou d’espaces mineurs, il n’y a que de l’étendue…

L’indépendance de la Martinique, et au-delà de tous les DOM-TOM, est-elle souhaitable ?

Nous sommes dans un monde d’interdépendance, pas seulement du fait de la globalisation économique capitaliste, mais du fait que nous sommes désormais en liaison magnétique avec la totalité du monde, et surtout que nous en avons conscience. Les États-nations deviennent des « Nations-relations » : elles doivent se conformer à leur diversité intérieure et à la diversité agissante du monde.

C’est désormais l’équation relationnelle qui donnera la vitalité de chaque appartenance au monde. Cette appartenance se construit dans l’interdépendance, qui, elle, suppose éthique et responsabilité. Les pays dits « DOM-TOM » doivent construire de manière responsable leur relation, d’abord à leur géographie immédiate, ensuite à la totalité du monde. Ils doivent pouvoir maîtriser les interdépendances nécessaires à leurs projections et à leur devenir. En accédant à l’imaginaire de la relation, la France « une et indivisible » pourra devenir une « République unie », rassemblant des peuples et des nations différents autour d’un vivre-ensemble républicain.

C’est le seul moyen pour elle d’être conforme à l’énergie actuelle du monde. C’est le beau devenir.

Face au climat actuel, entre obsessions sécuritaires et montée d’une extrême droite raciste, la France vous inquiète-t-elle ?

Je disais que l’individualisation de l’éthique est difficile à vivre pour tous. Difficile de se construire et de construire sa vie de manière souveraine et personnelle sur une grand-scène qui n’est autre que le monde. De ce fait, la perte des solidarités est générale. La violence se fait aveugle. La surconsommation accède aux niveaux du bizarre. L’égocentrisme exacerbe les excès égoïstes. L’esprit de profit, le calcul remplacent le don, le civisme, la citoyenneté active et bénévole. La responsabilité défaille et les moeurs accusent des évolutions foudroyantes. Les pertes d’autorité et les pratiques irresponsables engendrent des impuissances familiales, des angoisses collectives, une insécurité généralisée entre fantasmes et fantômes. Si de nombreux jeunes parviennent tout de même à se construire, innombrables sont ceux qui défaillent, se marginalisent et se perdent.

Cette individualisation de l’éthique est encore plus difficile à vivre pour ceux qui se retrouvent dans une souffrance économique. La toute-puissance capitaliste étend ses tentacules sur la totalité du monde sous des couleurs occidentales, avec un cortège de prédations, d’injustices, de concentration délirante des richesses, de diabolisation de l’islam, de stigmatisation des musulmans, de précarité galopante et de misère moyenâgeuse. Le pire qui puisse nous arriver, dans un tel contexte, c’est un affaiblissement aggravé de l’éthique. C’est cet affaiblissement qui permet les outrances, les drones assassins, les bombardements apocalyptiques, les camps et les zones de non-droit, c’est lui qui autorise l’indécence, affaiblit la vie démocratique, développe la violence folle et la contre-violence idiote, déstructure les familles. C’est lui qui nous livre aux régressions quand il s’agit de faire face aux grandes crises. Il suffit de voir comment la grande civilisation européenne réagit aux migrations massives qui ne font que commencer. Les seules solutions qui lui paraissent viables sont les murs barbelés de huit mètres, le repli sécuritaire, le rejet argumenté de l’Autre, l’intolérance vertueuse, et pire : la xénophobie triomphante et le racisme outrancier. Le Front national ne doit pas être considéré comme un parti politique mais comme une involution qu’il faut combattre par un surplus de responsabilité, d’éthique, de poétique, de soin porté à l’épanouissement individuel, car c’est désormais l’épanouissement individuel qui suscitera les solidarités collectives et le sursaut qualitatif dont nous avons besoin.

Quel lien faites-vous entre la France et le « toutmonde », ce concept d’Édouard Glissant que vous avez repris ? Pourquoi ce lien est-il préférable aux rapports (lâches) de la mondialisation ?

« Tout-monde », cela veut dire « dynamique relationnelle », entre l’humain et le vivant, entre l’individuel et le vivre-ensemble, entre l’unité du monde et la diversité du monde, entre le local et le global… Tout cela n’exige pas un système de pensée mais une poétique. La pensée de système ne ferait que simplifier cette grandiose complexité. La poétique précipite ses ensoleillements partout, dans les passes et les impasses, sans rien réduire ou renoncer à quoi que ce soit.

La France du Tout-monde sera relationnelle, ouverte à sa diversité intérieure, sensible à la diversité du monde, fidèle à sa vieille tradition de libertés, de droits sanctuarisés, de renouvellement parfois terrible mais toujours infiniment précieux. C’est cette poétique refondatrice qui est votre tâche actuelle.

Propos recueillis par Olivier Doubre et Christophe Kantcheff