— Par Jean-Marie Nol —
Le débat sur la continuité territoriale révèle aujourd’hui une fracture profonde entre les promesses affichées par l’État français et la réalité vécue dans les régions ultrapériphériques, au premier rang desquelles la Guadeloupe. Alors que le gouvernement vient d’annoncer une rallonge exceptionnelle de 50 millions d’euros pour la Corse, portant à 237 millions l’enveloppe consacrée en 2026 au soutien des liaisons aériennes et maritimes de l’île méditerranéenne, les territoires d’outre-mer assistent, eux, à un désengagement financier préoccupant. Cette décision, justifiée par la hausse du carburant, l’intensification du trafic et la volonté affirmée de soutenir le quotidien des Corses « y compris les plus modestes », met en lumière un contraste saisissant : une île déjà fortement soutenue voit son aide renforcée, pendant que les régions ultramarines, confrontées à des contraintes d’insularité et d’éloignement incomparablement plus fortes, voient leurs demandes systématiquement renvoyées à des difficultés juridiques, budgétaires ou européennes.
L’annonce d’une rallonge de 50 millions d’euros dédiée à la continuité territoriale de la Corse, portant l’enveloppe à 237 millions d’euros en 2026, a mis en lumière un déséquilibre de plus en plus manifeste entre le soutien que l’État accorde à l’île méditerranéenne et celui qu’il consent aux régions ultramarines. Pour mémoire, lors de la crise de la vie chère en Martinique, il avait été convenu que l’État allait financer le transport maritime pour l’île à hauteur d’un montant de 11 millions d’euros . Depuis à l’heure actuelle aucun signe de financement de la continuité territoriale. Alors que la Corse bénéficie d’un accompagnement renforcé, explicitement destiné à amortir la hausse du carburant, soutenir la vie chère et faciliter l’accessibilité, les territoires outre-mer font face à une série de mesures fiscales et réglementaires qui, combinées, conduisent à une dégradation progressive de leur connectivité. Ce contraste invite à s’interroger sur la cohérence réelle de l’action gouvernementale et sur les objectifs sous-jacents à ce qui ressemble de plus en plus à un désengagement assumé de l’État vis-à-vis des régions ultrapériphériques.
La Corse, qui peut en outre subventionner la venue de 250 000 touristes hors saison en achetant des billets d’avion et en négociant des concessions avec des compagnies aériennes, bénéficie d’un cadre politique et financier qui dépasse largement celui accordé aux outre-mer. Ce soutien n’est pas seulement conjoncturel : il s’inscrit dans un moment politique crucial, marqué par les négociations sur l’autonomie corse et par un rapport de force où le gouvernement a besoin d’apaiser, d’accompagner et de montrer sa bonne volonté. L’État sait que la question corse demeure un enjeu de stabilité intérieure, au cœur de l’espace médiatique et dans une proximité géographique et politique qui impose l’attention. Le calcul politique est évident : il s’agit d’éviter que les revendications autonomistes ne se transforment en tensions institutionnelles ou sociales, tout en montrant à l’opinion publique hexagonale que Paris soutient ses territoires insulaires « proches ». Ce geste vers la Corse, loin d’être anodin, est un signal de loyauté politique en pleine période de négociations constitutionnelles.
À l’inverse, l’outre-mer n’apparaît plus comme un enjeu stratégique majeur pour l’État, mais plutôt comme un coût budgétaire encombrant dans un contexte de réduction des dépenses publiques. Les hausses de fiscalité sur les billets d’avion, dénoncées comme irresponsables par les acteurs du secteur, semblent procéder d’une logique plus large : renvoyer une partie croissante du financement de la continuité territoriale vers les ménages ultramarins eux-mêmes. Lorsque le gouvernement oppose à la demande d’exonération fiscale des résidents des arguments constitutionnels ou européens, c’est surtout le signe qu’il n’entend plus compenser systématiquement les handicaps structurels liés à l’éloignement. Le message implicite est clair : l’État n’entend plus assumer seul le coût de l’accessibilité aérienne des territoires éloignés, même lorsqu’il s’agit de départements français.
Le désengagement semble également obéir à une logique européenne, dans laquelle l’État préfère s’aligner sur les exigences climatiques de Bruxelles plutôt que défendre la singularité des régions ultrapériphériques. L’entrée prochaine du transport maritime dans le système ETS, qui renchérira massivement les importations vers les départements d’outre-mer, n’a fait l’objet d’aucune négociation spécifique permettant de tenir compte des réalités géographiques. Cette absence d’anticipation peut être interprétée comme une forme de résignation : l’État accepte que les outre-mer deviennent les premières victimes de la fiscalité carbone européenne, comme si la contrainte environnementale devait primer sur toute considération sociale ou de cohésion nationale. La fin programmée de l’exonération carbone pour les vols vers l’outre-mer en 2030 s’inscrit dans cette même dynamique. Il ne s’agit pas seulement d’une mesure technique : c’est un choix politique. La hausse des coûts de transport qui en résultera est connue, documentée et annoncée. Le gouvernement avance néanmoins, préférant afficher sa conformité écologique plutôt que défendre un régime protecteur pour ses propres territoires.
Cette stratégie, si elle n’est pas officiellement assumée, laisse transparaître une orientation plus profonde : la volonté de réduire progressivement la charge financière que représentent les outre-mer, quitte à externaliser sur les populations locales les coûts de leur insularité extrême. À Paris, l’on considère désormais que l’État ne peut plus tout prendre en charge, et que les régions ultramarines doivent s’adapter à une forme de réalité économique mondialisée, fût-elle plus brutale pour elles que pour toute autre région française. Les arbitrages budgétaires le confirment : alors que la Corse obtient des aides massives pour maintenir ses liaisons et encourager son attractivité touristique, les outre-mer voient se profiler des taxes nouvelles et une absence d’aides compensatoires. Ce n’est pas un simple oubli : c’est une nouvelle doctrine, implicite mais tangible. L’État ne renonce pas ouvertement à la solidarité nationale, mais il la redéfinit de facto, en restreignant son périmètre.
Le risque, cependant, est immense. En laissant se dégrader la continuité territoriale vers les outre-mer, l’État fragilise l’ensemble de l’économie ultramarine, accroît la vie chère, réduit l’attractivité touristique et alimente un ressentiment social déjà très perceptible. Mais au-delà des conséquences matérielles, c’est la dimension symbolique qui est la plus préoccupante. Lorsque les territoires éloignés constatent que la Corse obtient des moyens considérables alors que leurs propres demandes se heurtent à des refus techniques, ils comprennent que leur place dans la République n’a plus la même valeur. Le désengagement financier se transforme alors en désengagement politique avec un renforcement des forces d’opposition au gouvernement , puis émotionnel avec l’accélération du phénomène de la quête identitaire . Et dans des territoires marqués par l’histoire, la mémoire coloniale et une identité forte, cette perception n’est pas anodine : elle peut devenir le terreau d’une rupture émotionnelle durable.
Si l’objectif de l’État est d’économiser à court terme, de se conformer aux règles européennes et de lisser son effort financier en matière de continuité territoriale, il risque de payer un prix beaucoup plus élevé demain. Car lutter contre la vie chère, stabiliser les sociétés ultramarines et maintenir la cohésion nationale exige bien plus que des arbitrages comptables. Il faut reconnaître que l’éloignement n’est pas un caprice géographique, mais un fait structurant qui nécessite une solidarité pleine et entière. En affaiblissant cette solidarité, l’État prend le risque de creuser un fossé dangereux entre la France continentale et ses régions les plus vulnérables. Le soutien massif accordé à la Corse, comparé aux restrictions imposées aux outre-mer, révèle aujourd’hui une hiérarchie politique difficile à justifier et lourde de conséquences pour l’avenir avec une éventuelle bascule institutionnelle vers l’Europe .Ce désengagement progressif de l’État envers ses propres territoires ultramarins ne peut d’ailleurs se comprendre qu’en l’inscrivant dans une dynamique budgétaire plus large, qui dépasse largement le seul périmètre national, mais qui englobe la sphère européenne. Car ce mouvement de retrait financier trouve aujourd’hui un écho presque parfait dans la politique internationale de la France, où les coupes massives opérées dans l’aide publique au développement traduisent un tournant idéologique d’ampleur. »On estime au total à 60 milliards de dollars la baisse de l’aide publique au développement en une seule année en 2025 par rapport à 2024″. l’élément fondamental, c’est depuis le 8 février, la fermeture de l’agence d’aide américaine USAID » et 40 milliards de dollars qui disparaissent en quelques jours avec un impact évidemment très important , alors que les Etats-Unis étaient les plus actifs.
On peut aujourd’hui être inquiet pour les pays les plus pauvres, pour les secteurs sociaux, la santé, l’éducation. Depuis 2023, la France a amorcé une réduction sans précédent de son effort humanitaire, alors même qu’elle s’était engagée solennellement, devant ses partenaires et les Nations unies, à consacrer 0,7 % de son revenu national brut à l’aide au développement. En 2025, l’AFD a perdu 50% de ses ressources budgétaires, un choc que peu d’agences ont connu dans l’histoire de la République , et l’AFD qui « pèse 0,2% du budget de l’Etat a contribué à hauteur de 8% à l’effort total d’ajustement du budget de l’Etat cette année ». L’étude de Coordination Sud révèle ainsi que 641 projets ont été abandonnés ou révisés, que 7,6 millions de personnes sont désormais privées d’accès à des programmes vitaux — alimentation, eau, hygiène, sécurité alimentaire — et que 4 900 emplois humanitaires ont déjà disparu en France. Les ONG évoquent un système basculant vers un sous-financement chronique, un véritable point de rupture après une décennie d’expansion. Ce parallèle entre l’intérieur et l’international n’a rien d’anodin : il dessine les contours d’une même doctrine, fondée sur le retour des égoïsmes nationaux et l’idée que l’État ne peut plus — ou ne veut plus — assumer le rôle de garant de la solidarité, ni envers les populations éloignées du territoire national, ni envers celles du reste du monde. Ce n’est plus une question de conjoncture, mais bien un changement structurel : une France qui réévalue ses engagements, se désengage de ses responsabilités historiques et humanitaires, et privilégie des arbitrages strictement budgétaires au détriment de ses promesses, de sa parole et de son image.
Le constat dressé par les ONG — disparition possible de dizaines d’entre elles du Sahel ou d’autres zones fragiles — résonne douloureusement avec celui que formulent les élus ultramarins lorsqu’ils voient, année après année, la continuité territoriale se réduire et les charges fiscales augmenter. Ce double mouvement de retrait, domestique et international, dit quelque chose de profond sur le rapport actuel de l’État à la solidarité : il n’y voit plus un pilier de stabilité ou d’influence, mais un coût à contenir. Le risque, pourtant, est immense. Car affaiblir son soutien aux outre-mer, comme réduire son engagement humanitaire dans le monde, c’est renoncer à deux des leviers essentiels qui ont longtemps fait la force du modèle français : la cohésion interne et le rayonnement international. En rompant avec son rôle traditionnel de puissance protectrice et solidaire, la France prend le risque d’un recul stratégique durable, tant sur son propre territoire que dans les régions du monde où elle demeure encore un acteur attendu, parfois indispensable. Le désengagement financier, qu’il touche la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane, Mayotte, le Sahel ou le Proche-Orient, n’est donc pas seulement un choix comptable : c’est un choix politique, qui redessine silencieusement les frontières de la solidarité française et redéfinit la place que la France entend occuper, ou ne plus occuper, dans le monde.
Ne sous-estimons jamais la stratégie secrète du pouvoir , surtout quand tout le monde pense qu’ils sont faibles. 2025 a montré que les Américains peuvent surprendre, et ça a coûté cher à ceux qui ont été trop confiants. La leçon ? Toujours rester vigilant et ne pas laisser l’ego influencer nos jugements.
Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public
