Requiem pour Jean Métellus (1937-2014)

Portrait d’un médecin en poète
— Par Joël Des Rosiers —
jean_metellus-2L’impression, tenace, envoûtante, que la disparition d’un grand homme de lettres et d’un grand médecin, neurologue spécialiste du langage, puise à des eaux profondes, non pas seulement celles de la tristesse ou de l’accablement – non sans que l’inquiétude ne vienne à celui qui se risque à saluer la mémoire du disparu – mais de la certitude que son œuvre contenait en elle-même les racines d’un art médecine et qu’on y retrouvait une langue d’écrivain, sa musique, sa distinction, son entêtement et finalement ce qui est irréductible à tout autre, une écriture.

Peu de médecins écrivains ont incarné à ce point la problématique du double déploiement : écrire un poème est chaque fois réapprendre à parler. Comme si l’intention poétique, hostile à toute entrave et toujours jalouse de l’indépendance du langage, annulait par avance la faculté de parler. Pourtant, face à ces deux instances, Jean Métellus arrivait à préserver avec force l’autonomie de l’une, la poésie, tout en établissant l’incidence de l’autre sur les actes de parole, la science du langage. La littérature avait trouvé en lui un autre Oliver Sachs, cet écrivain neurologue, devenu célèbre pour ses romans inspirés de cas cliniques, notamment L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Les deux écrivains partageaient avec l’élégance, la curiosité et la compassion des grands savants les histoires de patients qui illuminaient la condition humaine.

L’homme de grande taille, sage et parfait homme de bien, à la prestance de Mandingue, possédait un charme naturel. Aîné d’une famille de quinze enfants, il avait appris de son père boulanger à pétrir la pâte, à se lever tôt. Il avait la ponctualité des rois. Lors de mes passages à Paris ou de nos rencontres à Montréal où sa réputation internationale de neuro-linguiste l’avait précédé, je retrouvais au cours de longs repas ses mouvements de pensée. J’ai eu l’honneur de connaître la générosité d’un écrivain et la fidélité d’un ami. Jean Métellus, excellent causeur, épicurien et amateur de bons vins, avait un regard doux qui dissimulait difficilement une sensibilité exquise, acquise sans doute au chevet de ceux qui ont perdu un jour l’usage de la parole. Cet extrait se lit en guise d’autoportrait :

Deux larmes perlèrent dans les yeux de Patricia qui les empêcha de rouler grâce à cette habitude de self-control de ceux qui côtoient le malheur, la douleur. (Métellus 1986 : 166).

« La mécanique du charme » tenait au fait que Jean Métellus disposait de plusieurs imaginations particulières qui se superposaient en même temps. De telles identifications contribuaient à la complexité de cycles romanesques œuvrés autour de thèmes « européens » La Parole prisonnière (1986), Une eau-forte (1983). Charles-Honoré Bonnefoy (1990) ou de thèmes « haïtiens » Jacmel au crépuscule (1981), La Famille Vortex (1982) ou L’Année Dessalines (1987), ou encore Les Cacos [1989). C’était l’époque où l’on parlait encore d’une « littérature de la diaspora », notion tombée depuis en désuétude.  La lecture de Métellus demandait un effort anti-dualiste, orientée vers le devenir plutôt que d’alimenter des polémiques littéraires intéressées à perpétuer des clivages stériles. Sa philosophie du langage étant indissociable de sa philosophie de l’histoire, Métellus les remettait constamment en jeu d’un ouvrage à l’autre, d’un genre à l’autre, dans ses romans comme dans sa poésie, dans ses essais comme dans son théâtre. Sa puissante pièce Anacaona avait interpellé Antoine Vittez qui l’avait montée à Paris, en 1988, au Théâtre de Chaillot quand bien même Métellus n’ignorait pas le poids des lourdes chaînes de l’Histoire qui entrave la liberté de création des écrivains de la Caraïbe.

Pour Jean Métellus, l’origine du langage, don susceptible d’être perdu à tout instant ou de devenir insensé, n’accède dignement à la divinité en tant qu’elle est humaine : « Mais il faut prier / Servir les dieux avant de boire. » écrit-il dans le classique Au pipirite chantant (1978), recueil fétiche, luxuriant et affolé, édité par Maurice Nadeau et retrouvé sur la table de chevet d’André Malraux à sa dernière heure. Métellus, docteur en linguistique, n’avait jamais perdu le souvenir d’une origine plus complexe et plus charnelle des mots : le créole en tant que matrice. Or, plus une langue est vivante, moins on songe à l’enfermer dans des lettres, plus elle est proche de l’origine, moins on peut l’écrire. Dans les villes de la Grèce archaïque, le devin, le charpentier, le poète et le médecin étaient les seuls démiurges étrangers qui étaient acceptés au sein de la cité. Mais qu’arrive-t-il lorsque l’étranger est à la fois poète et médecin ? L’œuvre est considérée alors dans le double registre de la représentation et du soin, de l’efficacité esthétique et de l’efficacité thérapeutique, ou plus exactement de l’efficacité esthétique comme efficacité thérapeutique. C’est d’ailleurs là toute la portée de l’œuvre poétique de Métellus, mise à jour dans des images évocatrices au pouvoir étonnant. Poésie acharnée à donner à voir tant d’obscure parole dissoute dans la lumière :

Au pipirite chantant l’homme habité par une nouvelle promesse
l’homme lavé par le reflux du jour
lustré par le silence
l’homme nourri de prières abrité par l’ombrage des morts
l’homme de l’exil
l’homme d’eau et de feu
l’homme de nulle part plonge
l’horizon dans un très grand éblouissement
(Métellus 1978 : 121)

Que l’ombre des arbres qu’aimait le poète lui fasse un enterrement sublime parmi « le safran, le vétiver, le café » et la chaleur des payses vêtues de cotonnades blanches.

Joël Des Rosiers
Montréal, 6 janvier 2014

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