Réflexions sur l’art d’enseigner…

— Par Roland Tell —
En guise d’introduction à l’idée que c’est dans la rencontre que le savoir naît, et donc qu’il s’agit d’ouvrir le monde aux enfants pour les former, il importe de lire l’ excellent ouvrage de Philippe Meirieu, « Frankenstein pédagogue », paru en 1996, aux Editions ESF à Paris.
C’est là un bien astucieux montage, que nous propose ainsi Meirieu, à propos d’une réflexion, tirée du roman de Mary Shelley, publié en 1818, intitulé « Frankenstein ou le Prométhée moderne ». Rappelons brièvement que, dans cette histoire écrite au 19ème siècle, le docteur Franskenstein, médecin érudit, vit à son paroxysme l’obsession de voler aux dieux un secret essentiel : celui de construire, de toutes pièces, un homme vivant.
L’opération chirurgicale, menée dans son laboratoire, fut un succès, et Frankenstein parvint à donner vie à une créature fabriquée, à partir de morceaux de cadavres. Dégoûté par son rêve fou, horrifié par son monstre hideux, il abandonne finalement sa créature à la cruauté du monde. C’est à ce point précis, que Philippe Meirieu fait le rapprochement suivant avec l’éducation :
 » Un homme qui a commis la faute impardonnable en confondant « fabrication » et « éducation ». Un homme qui a cru qu’il pouvait mettre un être au monde, sans l’accompagner dans le monde. »
En effet, pour Meirieu, jamais l’éducation ne se réduira à une technique, jamais l’éducation ne se restreindra à un succès à des tests, jamais les sciences de l’éducation ne se dispenseront d’une éthique pédagogique, jamais les dizaines d’objectifs terminaux des didactiques ne pourront empêcher l’interminable et imprévisible projet de construction d’un être !
En matière de pédagogie, en effet, ce qui importe de plus en plus, c’est la direction du processus d’enseignement, étant entendu que l’action de l’enseignant, même si elle implique toujours un connaître et des valeurs, consiste à diriger (ou animer) ce qui doit être fait par l’élève, en vue de son développement. Dans l’action pédagogique, il y a donc toujours ordonnancement à une fin pratique, il y a toujours créativité, car, par sa nature même, l’enseignement est un art – art moral et intellectuel par essence – cherchant à aider et guider l’élève vers sa réussite scolaire et vers son accomplissement personnel.
Le problème ici, c’est que cet art d’enseigner devient de plus en plus science pratique, plutôt que science appliquée. L’enseignement s’inspire, certes, des présupposés théoriques de la psychopédagogie, mais il n’est ni la psychologie appliquée, ni la pédagogie spéculative appliquée. L’art d’enseigner, en tant que science pratique du métier d’enseigner, a ses exigences fondamentales et constitutives, il a un habitus spécifiquement distinct de la pédagogie théorique, il appartient enfin à un être humain – l’enseignant.
La créativité enseignante relève, certes, de la connaissance intellectuelle, mais il s’agit d’un savoir communicable, dont la communicabilité même fait problème – problème pédagogique. C’est un savoir fécond, nourri aux sources de la pédagogie spéculative, et aux programmes spécialisés de l’Université, mais descendant, en se particularisant, sur le terrain scolaire, où il a lieu par voie d’enseignement. Il s’agit en fait d’un art officiel au service de celui qui apprend – lui aussi, un être vivant, pris dans sa personne humaine, et donc possédant tout ensemble un principe vital intérieur, une expérience sociale collective, un système intégré de croyances et de valeurs, un héritage culturel, et surtout, parmi la variété des circonstances de vie, un pouvoir de connaître, en dépendance, il est vrai, de la formation de l’intelligence et de la formation de la volonté, l’une et l’autre mutuellement investies dans l’acte d’apprendre. D’où l’idée que l’enseignement manifeste ce que l’enseignant porte en lui, dans cette œuvre de direction intellectuelle et d’éveil humain, qui est la sienne, sans perdre de vue, du côté de l’élève, l’activité naturelle de l’esprit, et les dispositions du vouloir apprendre. Au contact immédiat de l’élève comme au contact immédiat de l’action enseignante, l’enseignant procède suivant le mode pratique, propre au registre de connaissance lié au métier d’enseignant, où la singularité même de l’élève et son expérience scolaire restent primordiales. C’est pourquoi il importe de considérer qu’il existe une science pratique de l’enseignement, qui est irréductible à la pédagogie spéculative. En effet, l’acte d’enseigner est un acte concret, dépendant de principes et de règles pratiques, où les connaissances et les méthodes restent foncièrement imprégnées de praticité, pour être assimilées vitalement par l’esprit de l’élève. C’est donc dans la ligne du faire pédagogique, qu’il faut chercher à mettre en évidence les caractéristiques essentielles de l’art d’enseigner. Certes, celui-ci n’ignore pas les évolutions de la pédagogie théorique, il demande même à en faire une large provision, et donc à les bien connaître. Il reste pourtant que la science du praticien-enseignant a son domaine et son habitus particuliers.
C’est pourquoi l’art d’enseigner doit connaître désormais un développement intrinsèque, à partir de ses fondements généraux, de ses règles d’exécution, de ses déterminations concrètes, de ses applications exemplaires, pour émerger comme science pratique au service des besoins humains d’éducation, de formation, et de culture.
L’action enseignante, par sa nature même, appartient donc au domaine de la science pratique, portant sur les besoins d’éducation et de formation. Sa finalité, qu’il ne faut jamais perdre de vue, c’est, par-delà la réussite des élèves, de contribuer à des accomplissements humains, sociaux et professionnels, dans un monde de connaissance et de culture, particulièrement mouvant et changeant. On voit par là le caractère constitutif de la relation entre l’enseignant, et la conquête des valeurs essentielles. Cette vérité fondamentale fait justement la moralité particulière de l’enseignant – sa suprême vertu morale – elle-même offerte en sacrifice à la gloire dévorante de l’argent, au sein de nos sociétés fragmentées et détraquées, sans philosophie d’apprendre, sans dessein assuré, sans crédo humain. Les fins semblent devenues des fardeaux additionnels à l’action enseignante, qui donne de plus en plus la primauté aux moyens et aux techniques. L’enseignant exerce son art, sans user pleinement de ses dispositions morales d’éducateur. De fait, l’action pédagogique suppose une double communication – communication d’être, communication de connaissance – pour produire durablement ses effets. A cause de la relation immédiate à l’élève, communication d’être et communication de connaissance se développent simultanément, aussi bien lors de l’action transitive d’enseignement, en direction de l’élève, que dans l’action immanente de réflexibilité sur l’enseignant lui-même.
Transitivité et immanence sont les aspects essentiels de l’action enseignante prise en elle-même, en tant que voie opérative de l’art d’enseigner. Le processus en question se place donc à un double point de vue, impliquant à la fois les fins et les moyens de l’enseignement, sans suprématie des uns sur les autres. Dans sa visée opérative, l’action d’enseignement – transitive et immanente – se distribue donc en deux objets de connaissance et d’intention, concernant d’une part la réussite de l’élève, et sa perfection personnelle, d’autre pert le perfectionnement de l’enseignant, et ses qualités intérieures d’éducateur. En effet, en tout enseignant, en réelle possession de ce qu’il a à communiquer, il faut reconnaître, en plus d’un savoir pédagogique unifié, une force interne développée, qui le prédispose à user pleinement de ses vertus d’éducateur, pour en nourrir son enseignement.
On le voit : l’obligation première de l’action enseignante, dans la préparation même de celle-ci, est de dégager, circonscrire et produire, non seulement des activités d’accomplissement scolaires, mais encore des activités intentionnelles concernant les fins objectives, visant à parfaire à la fois l’élève et l’enseignant, dans leur personne individuelle. Cet enveloppement mutuel de la connaissance et de l’intention fait avancer chacun vers plus de perfection, et constitue ainsi une poussée dynamique vers un surcroît de réussite pour l’un, vers la plénitude technique pour l’autre. Cette double relation de la transitivité et de l’immanence doit être constamment présente dans la réalité enseignante, l’un et l’autre aspects mêlés et emmêlés dans l’acte d’enseignement. Perfectionner celui qui apprend, en lui communiquant toujours un surplus de personnalité, c’est se parfaire aussi, en tant qu’enseignant.
Le processus ainsi défini est essentiellement un processus de libération et de transformation, qui pénètre et embrasse, certes, les domaines de la connaissance scolaire, mais aussi ceux de l’expérience humaine et culturelle, en recherchant toujours leur unité organique. L’action enseignante, en effet, doit constamment tendre à unifier, à englober le dynamisme pratique tout entier de l’enseignement, dans ses aspects intellectuels et moraux, et dans son but final et élevé de compréhension vivante des accomplissements humains. D’où une plus grande ambiance créative de l’action pédagogique, qui tend à déborder les frontières de l’enseignement, pour apporter des surplus de formation nécessaires à l’éveil des responsabilités, au sens de la vérité, et à la créativité de l’esprit surtout, face aux réalités du monde. Ce sont là des éléments en plus, débordant, certes, la production et la substance de l’enseignement, mais combien utiles aujourd’hui, pour entrer, avec un pouvoir créateur, dans la culture générale du temps.
C’est pourquoi la créativité de l’esprit devient le bien le plus précieux, que doit poursuivre aujourd’hui l’art d’enseigner.
ROLAND TELL