Rabelais pourrait bien être un conteur créole

LE CONTEUR, LA NUIT ET LE PANIER, Patrick Chamoiseau. Seuil, 272 pages, 21 euros

— Par Muriel Steinmetz —
C’est une des hypothèses de Patrick Chamoiseau, dans un livre qui célèbre les maîtres de la parole venus d’Afrique et leurs descendants contemporains.

Comment Patrick Chamoiseau a-t-il découvert la voix de son propre chant, dans des langues « offertes par le hasard
», le créole, le français ? Il explore dans ce livre la naissance de sa vocation d’écrivain. Et met en garde : ici, pas de recettes narratives, ni d’atelier d’écriture ! Son texte, complexe, lumineux, poétique, théorique, clair et énigmatique, s’articule telle une « laronde », nom donné, dans les plantations colonialistes, aux traditions des veillées antillaises. Lors de ces veillées souvent mortuaires, un conteur prenait la parole, en créole, dans un « silence de roche ».

Langue dominée, Langue matricielle

Chamoiseau tresse de concert l’essai au récit. En des chapitres intimes, il revient sur la terre ferme de son enfance, par bouffées de mémoire structurelle. Il évoque « les petits-lots ficelés » que sa mère, Man Ninotte, pas « véritablement lettrée », lui rapportait du marché après avoir vidé la brouette d’un djobeur (celui qui effectue de menus travaux), débordante de rebuts de librairie. Lui, « négrillon bizarre », lisait tout ce qui lui tombait sous la main, y compris des oeuvres emplies de visions folkloriques et pelliculaires d’inspiration colonialiste. Piqué par « l’écriture, cette sale manie », il écrit en français mais c’est le créole, « langue dominée, langue maternelle, langue matricielle », qui circule « à l’aise dans ses émois ». Le voici qui rôde du « côté de la langue oubliée » et son « oraliture ». Il découvre alors le « conteur primordial ». Et si les contes restent, rien n’est dit du conteur lui-même.

Dans les années 1980, il ira à la rencontre des derniers héritiers directs de ceux de jadis, arrachés la nuit aux champs de canne. Par étapes, qui charpentent cet essai-récit éblouissant, Chamoiseau tente de saisir l’assignation à ne conter que la nuit, sous peine d’être transformé en panier ! Le conteur est à sa manière un résistant. Par sa créativité, il agit de biais, par tours et détours du règne esclavagiste. Il prend la parole au cœur de « la déshumanisation ontologique des captifs africains ». Fascinante est la transformation, la nuit venue, du « vieux nègre ordinaire » en vrai « maître-de-la-Parole », issu en droite ligne des griots d’une Afrique décomposée dans l’horreur des cales des navires négriers.

Césaire et Glissant prennent le relais

L’improvisation souveraine de ce griot sans généalogie, adressée à des hommes anéantis, s’appuyait sur la catastrophe absolue. Il a doté « la masse indistincte des esclaves » d’une vraie « matrice verbale ». Avec lui, la langue créole quitte « sa fonctionnalité de langue-travail, langue d’esclave » pour accéder aux « fonctionnalités humanisantes du langage ». Parti de la naissance du conteur créole dans l’impossible de la plantation, Chamoiseau interroge son travail d’écrire et les enjeux de la littérature contemporaine. En quoi rejoignent-ils ceux de ce vieux maître-de-la-Parole ? Qui a pris le relais du conteur peu à peu dénaturé, sans plus aucun disciple, mort deux fois ? Pour lui, ce sont Césaire d’abord (son cri) et Glissant ensuite (sa parole). D’autres encore. Rabelais, par exemple, dont il dit : « Il m’est arrivé d’imaginer, à l’écoute de nos vieux contes, que ce cher Rabelais, ce père du langage, ce surgissement d’une catastrophe esthétique extrême, venait très certainement d’une plantation martiniquaise. »

MURIEL STEINMETZ

Photo : Hannah Assouline/Opale/Leemage

Source : L’Humanité