Quoi faire pour rénover l’école de la première chance ?

Par Roland Tell —

La société de croissance d’aujourd’hui est une société, où il y a accélération de la société globale vers une société scientifico-technique. Dans une société de ce type, les problèmes pédagogiques et politiques ne peuvent plus se poser dans des termes empruntés au passé, du fait que toute communauté humaine résulte d’une mutation considérable de l’idéologie et de la philosophie de l’existence. Une société de consommation n’est plus une société de production. L’entretien de la consommation exige la création de besoins et de désirs, et une mobilisation du psychisme vis-à-vis de la consommation elle-même, qu’entraînent d’ailleurs la publicité omniprésente, les mass média, et les formes nouvelles de conditionnement des masses.

Par ailleurs, la société de croissance détermine irrésistiblement une demande considérable d’enseignement, et de promotion culturelle. A cet égard, l’enseignement lui-même devient un produit de consommation, qu’il faut consommer par tous les moyens, et sous toutes les formes, pour la promotion sociale et culturelle, et pour la reconversion professionnelle.

Alors, à quoi bon continuer d’accorder une importance excessive à la première chance, et aux titres et aux diplômes obtenus par la formation initiale ? En effet, cette priorité, accordée aux titres et à la scolarité initiale, entraîne une immobilisation des statuts socio-économiques, et du coup, elle décourage les vocations tardives, ainsi que ceux qui voudraient renouveler en permanence leurs acquisitions. Sur le plan économique, notamment à la Martinique, cela entraîne un déficit de personnel hautement qualifié, et sur le plan culturel, un déficit en hommes et en femmes, s’ouvrant à la promotion culturelle libre. La structure du système éducatif est marginale, par rapport à ces deux grandes nécessités : la formation du personnel qualifié, et la promotion culturelle.

En liaison avec l’importance absolue accordée à la « première chance », il faut encore souligner l’importance du caractère intellectualiste des méthodologies. Ce dernier est d’autant plus grave qu’il privilégie l’héritage socio-culturel des individus – obstacle à la plasticité sociale, dont la technocratie moderne a besoin, y compris sur le plan technique, obstacle aussi au progressisme culturel. Donc, même dans la perspective de la première chance, le système éducatif répond mal aux nécessités, tout au moins sous nos latitudes, où même l’enseignement technique et professionnel ne peut que paraître extérieur, sans rapport réel entre les formations, les débouchés, et les qualifications exigées.

Tout ceci prouve que la « première chance » a en fait une importance capitale. Mais cette importance, à elle accordée, ne doit pas faire perdre de vue la promotion de la culture générale. Par exemple, l’ouvrier de l’usine du Galion a-t-il le droit moral d’aller à l’Université, le soir, pour y étudier l’histoire des théories linguistiques de la langue créole, ou bien encore, l’agriculture du Moyen Âge, comme économie de subsistance ? C’est là un problème théorique et philosophique, sans référence aucune à des besoins économiques ! En ce cas, il s’agit de l’acquisition d’une promotion culturelle générale, tout en sachant bien que cela ne remplace pas la première chance. Ce qui signifie qu’il importe de pallier un certain nombre d’insuffisances, pour mettre en place la véritable première chance, susceptible donc d’amener les gens à continuer de s’instruire, à continuer de se former.

La rénovation de l’école de la première chance n’empêche pas, loin de là, une véritable attention qualitative, tant du côté des exigences socio-économiques, que du côté des exigences relatives aux promotions culturelles. C’est pourquoi le développement attendu du système éducatif doit passer par des stades de remaniement général, de restructuration générale de l’ensemble. Cette restructuration ne se fait pas ! Il s’agit d’adapter les gens à un monde de changements, où l’on voit s’affirmer, de plus en plus, les notions de technologie de l’éducation, d’apprendre à apprendre, d’auto-instruction. Le but poursuivi est de donner aux gens le pouvoir de se monter des mécanismes, et de les utiliser. Car aujourd’hui la mémoire est hors de l’homme ( bibliothèques, cinémathèques, centres de documentation..). Tous les nouveaux contenus sont en rapport avec la civilisation post-industrielle, c’est-à-dire une civilisation, où les hommes et les femmes vivent en symbiose avec des instruments technologiques, de plus en plus complexes, vis-à-vis desquels ils doivent maîtriser les démarches opératoires. A cet égard, la cybernétique est également un contenu, qui contribue à faitre naître une nouvelle façon de concevoir l’enseignement.

De là vient l’idée que le système éducatif a comme finalité l’éducation permanente, la démocratisation, l’individualisation. D’où la nécessité de faire une place importante à l’auto-instruction, d’offrir aux élèves un champ d’auto-instruction dans l’école, le collège, le lycée, avec, bien sûr, l’aide du professeur planificateur, conseiller, guide. Certes, il faut développer les procédures d’auto-instruction, de travail indépendant. En outre, la présence physique de l’ordinateur détermine l’articulation entre l’enseignant et celui-ci, en vue de capitaliser l’ensemble des procédures de contrôle. L’ordinateur devient ainsi une « machine à enseigner », parce qu’il passe souvent d’une procédure de contrôle à une procédure corrective. En ce cas, l’ordinateur devient une variable importante de la mutation pédagogique, vers la technologie de l’éducation.

Le passage à l’enseignement programmé est alors essentiel. Car c’est l’enseignement programmé, qui pose le problème de la technologie de l’éducation, à partir de trois idées fondamentales. Enseigner, c’est :

– informer

– interroger

– contrôler ( de façon objective)

Progressivement, l’interaction entre l’enseignement programmé et les moyens audio-visuels, a pour but de reconstituer l’articulation des processus instrumentaux et des processus inducteurs. Donc, ce sont à la fois les moyens audio-visuels et l’enseignement programmé, qui posent ensemble le problème des technologies de l’éducation. C’est dans ce contexte qu’apparaît aujourd’hui que les savoir-faire éducatifs sont objectifs, communicables, et par conséquent simulables. D’où l’apparition de « machine pédagogique », au sens général. Il demeure évident que celle-ci ne travaille que par rapport à une programmation déterminée, selon un mouvement de transcendance, d’excellence, s’agissant du contenu, ainsi que des procédures mises en oeuvre, en vue d’une intégration véritable des connaissances, et des savoir-faire. En fin de compte, l’enseignement programmé, c’est l’interaction d’un modèle d’apprentissage et d’une structuration de la matière. De cette interaction, on déduit une succession ordonnée d’items, de connaissances, avec des tests périodiques, correspondant aux noeuds de la structure.

Dans l’acte pédagogique, en effet, l’éducateur-enseignant s’enveloppe tout entier, et enveloppe une certaine connaissance de la psychologie des élèves et du contenu de la matière enseignée, ainsi que des procédures d’enseignement. Mais il n’a pas étudié jusqu’à quelle limite ces procédures sont détachables de la personne humaine. Se livrer à cette étude, c’est adopter la perspective cybernétique en matière d’éducation. Le point de vue cybernétique, c’est toujours le point de vue de l’optimalisation, du fait qu’il saisit l’homme directement, avec les causes et les effets, tels qu’ils se manifestent, en interaction, en particulier avec les objets techniques. Le point de vue cybernétique est « encyclopédique » ! L’étude de cette inter-relation entre effets et causes constitue une science très abstraite du concret, qui est la technologie éducative ! Donc, la technologie de l’éducation consiste à optimaliser la conjonction, la coordination, de plusieurs procédés ou de plusieurs moyens. Par exemple, pour telle notion, on peut utiliser un film inducteur, ensuite un questionnaire auto-correctif, ensuite une procédure de validation immédiate, et, un mois après, une procédure de validation interne. Dans le multimédia, il s’agit donc d’une intégration véritable, et non pas d’une juxtaposition.

Ce mouvement vers la technologie de l’éducation est la manifestation la plus forte et la plus haute de l’idéologie éducative, s’agissant des procédures d’apprentissage, de correction, de redressement, de transformation. Dans cette perspective, celle-ci implique la redistribution complète des fonctions des enseignants, appelés à devenir, à plus ou moins long terme, des technologues de l’enseignement intégré ! Certes, il ne faut pas être pressé, mais il faut chercher à y aller ! A cet égard, la centralisation française joue un rôle redoutable et retardataire, car, pour changer une procédure en France, il faut la changer sur tout le territoire, compte tenu de « l’aspect système » de l’enseignement français. En effet, il n’y a pas d’innovation pédagogique toute seule, sans interaction avec le système ! Ce qui compte en définitive, c’est la maturation des enseignants, leur évolution, l’acceptation, et la conquête de nouvelles optiques d’enseignement, pour rendre leur métier plus intéressant et plus efficace.

Pour qu’un changement pédagogique s’opère, de manière réelle, il importe qu’il y ait, à la Martinique même, une construction massive d’équipements et de documents, en vue de la création d’une véritable industrie pédagogique. Pourquoi pas alors, comme demandé dans un précédent article, attribuer une nouvelle vocation au lycée Schoelcher rénové ? Le passage à une coopération soutenue avec l’environnement caribéen et américain est devenu essentiel, pour l’avenir même de la Martinique. Les processus de communication à organiser, d’ores et déjà, impliquent la nécessité de mettre en oeuvre des enseignements linguistiques en langue créole, en anglais, en espagnol, pour donner, aux jeunes étudiants, les moyens nécessaires de mieux appréhender ces nouveaux espaces fonctionnels d’échanges, d’économie, de travail, de loisirs, voire de vie. D’où le projet de faire du lycée Schoelcher, remis à neuf, un Centre Expérimental, voué au « teachware », pour l’étude des langues, le multimédia, la télévision scolaire, la programmation, la production de documents, la formation des professeurs, aux nouvelles fonctions attendues d’eux, dont celles de technologues, selon un « team-teaching » général, bien entendu ouvert aux partenaires de l’environnement caribéen et américain. En effet, par l’intermédiaire des formes communes d’action de formation et de recherche, tout sera mis en oeuvre, de part et d’autre, pour porter sur les procédures d’acquisition et de contrôle des connaissances, sur les possibilités d’échanges, de diffusion, sur l’extension de la recherche. Entreprise gigantesque, prenant appui sur la coopération, pour l’intensification des relations humaines dans la Caraïbe et les Amériques !

ROLAND TELL