Qu’est-ce que parler veut dire ?

— Par Victor Martine Lina(*) —

Ki sa ou fini di la-a ?

Il assez commun que nombre de personnes vivent l’expérience suivante : Par exemple s’adressant à quelqu’un d’autre, ils se rendent compte, avec surprise, dans la seconde qui suit la fin de leur phrase, de l’équivoque de leur propos.

Ainsi, il arrive qu’ils tentent de mieux se faire comprendre en disant : ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Cependant ce qui a été dit en premier n’est pas passé inaperçu chacun l’a bien entendu.

Pour nombre d’entre-nous ce phénomène n’a pas lieu de retenir notre attention. Il s’agirait d’une simple erreur provenant de notre manque d’attention ou de concentration. Circulez, il n’y a rien à entendre.

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Je sais très bien ce que je dis !

Le sujet et la plupart d’entre nous, tendent à croire qu’ils savent exactement et complètement ce qu’ils disent.

Certes, en faisant attention à ce que chacun de nous dit ou entend quotidiennement, nous sommes, ou nous devrions être, amenés à conclure qu’il n’en est rien puisque les méprises et malentendus ne manquent pas.

Mais sans la mise à distance offerte, notamment, par l’expérience psychanalytique, nous sommes portés à considérer que quand nous parlons, nous sommes les maîtres à bord et que les lapsus, oublis et autres singularités, sont des contre-performances accidentelles dues à l’usure, à la fatigue ou encore à un ennui de santé voire à une malformation congénitale.

Ting Bang : deux paradigmes

En revanche pour une autre partie d’entre-nous, à ce champ d’hypothèses s’ajoute une autre qui est radicalement différente des précédentes, en ceci qu’elle réfute, par essence, la toute-puissance ou la maîtrise supposée de l’homme par rapport à ce qu’il énonce comme parole ou comme pensée. Parmi ceux qui s’intéressent le plus volontiers à ces phénomènes, on compte les philosophes, les artistes, les conteurs, les humoristes et aussi les psychanalystes.

Nous avons d’emblée à faire face à deux paradigmes. Une bipartition s’opère, le premier paradigme stipule que nous sommes totalement maîtres de nos actes et de nos paroles alors que le second considère que sommes responsables mais pas totalement maître, donc pas les maîtres que nous croyons être. Enfin, plusieurs d’entre-nous pensent que ces postulats s’excluent et qu’il faut donc choisir.

Nous pensons qu’il n’y a pas à choisir mais à apprécier selon les situations la prévalence de l’un des paradigmes. On remarquera aussi que le second paradigme n’exclut pas le premier puisqu’il l’inclut.

Ce qui demeure, c’est que l’homme trouve sa définition du fait premier de la parole.

An tchac ou sa-w pas sav gran pasé-w

Si nous prenons acte du fait que la maîtrise de la parole ne peut être totale [hormis l’argument selon lequel l’occurrence de cette parole sous ses aspects différents puisse être réduite à une des incidences du bon ou mauvais fonctionnement de nos organes] car s’y objecte l’hypothèse selon laquelle un champ autre appelé Inconscient interfère selon des règles implicites, nous en déduirons qu’elle est forcément partielle. De cette conclusion découle l’idée que les contre-performances ne sont concevables qu’à partir du postulat de la maîtrise totale, et plus radicalement, est admissible l’idée que les dites-contre-performances sont de possibles performances (nous ne disons pas qu’elles le sont dans tous les cas) issues des modalités inédites de la fonction de la parole.

Psychopathologie de la vie quotidienne

La théorisation proposée par des psychanalystes notamment depuis Sigmund Freud et Jacques Lacan au sujet de ce phénomène se résume comme suit :

Quand un sujet parle, il fait face à une part de méconnaissance. Cette méconnaissance concerne le point d’origine de son message.

Freud, dès 1898, s’est intéressé au mécanisme psychique en cause dans les phénomènes d’oubli des mots, mais c’est à travers son ouvrage intitulé Psychopathologie de la vie quotidienne et publié en 1901, qu’il développe l’argumentaire détaillé de certains effets de l’Inconscient appelés plus tard par Lacan « formations de l’Inconscient ».

Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud cherche à montrer comment l’hypothèse de l’Inconscient permet d’éclairer la recherche d’explication au sujet de nombres d’actes manqués.

Est-il besoin de le souligner ? Cette démarche de Freud se situe en droite ligne de l’exigence scientifique de démonstration de la validité formelle de son hypothèse.

Ainsi plusieurs situations sont analysées afin de d’illustrer que divers actes non intentionnels comme des omissions, oublis, ratés, gestes ou propos inappropriés, ne sont pas uniquement le fait du hasard ou d’une faiblesse ponctuelle.

Par le truchement de mécanismes qu’il nomme [déplacement, refoulement, formation de compromis, retour du refoulé…] Freud démontre que les actes inattendus, ces dits « actes manqués » sont déterminés par des motifs inavoués et méconnus tout en étant susceptible d’être admis ou redécouverts. En somme qu’une idée inconsciente conditionne l’oubli d’une autre.

En précurseur, il affirme qu’entre le nom oublié et la série de substituts qui y sont liés, il existe un rapport et c’est ce rapport qu’il cherche à démontrer.

Une autre discipline parvient à des conclusions similaires en considérant un rapport associatif qui définit la fonction du signe linguistique au regard de la série virtuelle (in absentia) des éléments de l’axe paradigmatique. Cette discipline, la linguistique est entrain de connaître un véritable bouleversement par l’intermédiaire d’un homme, Ferdinand de Saussure, qui au fil d’un enseignement qu’il dispense en Suisse, élabore à partir de 1906, une théorie des fondements de la linguistique qui fera date.

Le point commun à ces deux disciplines est celui d’un rapport entre deux espaces.

Déjà, Freud avait emprunté à Rudolf Meringer, linguiste de son époque, certaines observations et propositions afin d’en faire le commentaire critique pour mieux conforter l’hypothèse de l’inconscient, en soulignant sa fonction dans la production des lapsus. Son exploration du champ linguistique à une étape liminaire de l’élaboration de sa théorie psychanalytique, indique l’importance que l’auteur accorde à la dimension langagière dans la genèse des phénomènes psychopathologiques.

Mais la rencontre entre Freud et Saussure n’aura pas lieu et les articulations entre leurs œuvres respectives ne se produiront qu’après leur mort.

(A suivre…)

Victor Martine LINA

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(*) Victor M. LINA, Psychanalyste, psychologue clinicien, membre de l’ALI-Antilles (École régionale de l’Association Lacanienne Internationale) et membre de l’Association des Psychologues de la Martinique (APM) exerce en Martinique. Docteur en psychologie, il poursuit des travaux dans le cadre de l’équipe de recherche (dir. Pr M. Wolf-Fédida) « Phénoménologie clinique, Psychanalyse et Psychopathologie fondamentale » au sein du Laboratoire CRPMS (Centre de Recherche Psychanalyse, Médecine et Société) de l’université Paris-Diderot, Paris VII. Il participe également aux travaux du CANPA (Carribean Alliance of National Psychological Association).