« Quatre heures du matin », adaptation et mise en scène de Hassane Kassi Kouyaté

— Par Alvina Ruprecht —

Présenté au Tarmac du 23 au 24 mai, 2017

Cette adaptation par Hassane Kouyaté,  du roman d’Ernest J. Gaines  (nommé aux Prix Pulitzer et Prix Nobel de littérature), est une  production de Tropiques Atrium ( Fort de France) oὺ Kouyaté dirige  la scène nationale. Cette saison, deux créations de l’ Atrium  ont été intégrées à la programmation du Tarmac :  Le But de Roberto Carlos  (mise en scène et scénographie de Kouyaté ), une coproduction du Tarmac et de la Scène nationale de Martinique,  est une réflexion sur la migration recréée par un acteur, un chanteur et un musicien. Ensuite, Paris a reçu  Quatre heures du matin, adapté du roman de l’Américain Ernest Gaines et mis en scène par Kouyate.  Ce monologue est  une coproduction de la Scène nationale  et de la Cie  2 temps 3 mouvements.  Ruddy Syllaire, acteur d’origine haïtienne établi  depuis de nombreuses années en Martinique et qui a  interprété Othello à Montréal sous la direction de Denis Marleau, a eu le rôle du  jeune migrant, alors qu’un   acteur d’origine congolaise Abdon Fortuné Koumbha  a incarné  Lewis, le jeune noir  qui se débat contre le racisme américain dans le texte de Gaines.

 

Visiblement, Kouyaté est attiré par la direction minutieuse d’acteurs et  le résultat, du moins dans l’œuvre américaine, est une tentative de cerner les bouleversements les plus existentiels de la vie, entre un jeu néo réaliste et une expression corporelle gracieuse et légère qui frôle parfois la dance.  Cette contradiction apparente donne lieu à un monde fascinant qui nous rapproche des techniques du conteur,  privilégiées par le duo Kouyaté et Koumbha.  Déjà , passer d’un texte en prose destiné à  la lecture , à une œuvre dramaturgique destinée à la scène,   est  un défi  puisque le  lecteur isolé devant la page imprimée  qui a tout son temps pour réfléchir sur les idées et apprécier l’écriture,  n’a rien à voir avec le spectateur en salle devant un comédien dans l’espace, sous l’influence de différents   rythmes du corps,  de la manipulation des éclairages  ou d’une accumulation de sonorités  qui donnent  la chair de poule.

Dans le cas de  Quatre heures du matin, la  collaboration entre un metteur en scène  d’une grande sensibilité, et un acteur   transformé en conteur/narrateur,   plonge les deux artistes dans un texte composés  d’extraits  sélectionnés  du livre et réorganisés, sans la moindre tentative de transition entre les moments saisis pour la scène.   La pratique textuelle,  d’une grande pureté,  est mise en valeur  par l’espace de jeu  dépouillé  La présence de Kouyaté, auteur, est donc  très  discrète puisque sa création devient surtout  un  hommage à l’oralité,  la  mise en valeur du corps d’un performeur  énergique  qui a recours surtout aux pratiques  extralinguistiques du conteur, celui  qui a l’habitude de  montrer  ce qu’il  nomme, à la manière  d’Elie Pennont, celui qui nous a révélé ces techniques dans la représentation de son conte moderne Un ladja  de paroles  crée en Martinique en 1993.

 Nous avons  l’impression que le metteur en scène s’est bien inspiré de la poétique corporelle de Pennont qui a dominé la scène martiniquaise lorsqu’il dirigeait le Théâtre de la Soif nouvelle  dans les années 1990, avant l’arrivée de son successeur,  Michelle Césaire.

Quatre heures du matin  modernise le conte par son  portrait actuel d’une société américaine à travers des situations de pouvoir vécues par toutes ces voix issues d’un seul corps en scène.   Elles  se déroulent dans des contextes scéniques  à  la fois  sophistiqués  et impitoyables, baignés dans un jazzy blues qui rappelle au départ,  la sensualité douce de  Billie Holiday mais qui glisse rapidement  vers un dénouement déchiré par des   hurlements de douleur, évocation des souffrances de cet artiste iconique.  La puissance dramatique de la  musique et cette forme de chant interprétée par le groupe belge Dez Mona, suffisent  pour capter  le  bouleversement profond de toute une partie de la société américaine.  

Il y a eu surtout  Lewis qui avait attaqué un homme dans un bar. La mort est-elle accidentelle ou intentionnelle?  Rien n’est certain mais le jeune homme est amené  au poste oὺ il se  retrouve  devant deux policiers : TJ le boss, cynique et cruel,  et Paul le plus gentil  écrasé  par son supérieur. Lewis comprend vite qu’il est pris dans un  piège raciste dont il ne pourra plus sortir.      

Le télescopage du  passé et du  présent à la manière du conte nous projette dans un univers presque magique  lorsque le narrateur   explique  les événements  qui ont abouti  à son passage  au  poste de police et ensuite au pénitencier. Le voilà  rapidement dans un nouveau microcosme carcéral, peuplés de voix  désespérées, victimes de ce qui est  devenu un jeu insensé ou les noirs mise en captivité serve à justifier  la conscience des  blancs de leur propre existence. Il mime un certain  gros Mumford  Basile, métis  agressifs  et coléreux, un habitué du système judiciaire qui a  appris à naviguer entre les écueils séparant  les groupes de couleur.  Pris  dans ce va et vient sauvage et perpétuel, entre l’arrestation et la mise en  liberté, Mumford   a compris que sa survie dépend de ce jeu pervers , à la fois la raison d’être de cette société pourrie et la source d’une  poétique théâtrale qui  mène les personnages  vers l’abîme, parfois même en rigolant.  

Le texte  marqué par l’absence de  transitions temporelles et spatiales,  et par le passage rapide entre les voix parlantes, fournit un  refrain émouvant qui impose une forme de continuité étrange. Le regard rêveur   de l’emprisonné, porté vers le ciel à travers  l’unique fenêtre dans la cellule, revient comme un leitmotiv, l’aperçu fuyant d’une liberté tellement souhaitée mais certainement  impossible à atteindre.

Voilà  la merveilleuse calligraphie du corps  projeté  par la succession rapide de phrases courtes qui  font  tournoyer l’acteur dans une espace baignée d’un éclairage qui arrive, par moments, à transformer toute la salle.  L’instabilité du texte, de la musique et de l’éclairage, reflétés  par  le mouvement de l’acteur, deviennent les signes  d’une oralité vertigineuse  que ‘Abdon Fortuné Koumbha capte  avec une grande maîtrise. Un moment de théâtre très prenant!

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Alvina Ruprecht est professeur émérite de l’Université Carleton. Elle est actuellement professeure adjointe au département de théâtre de l’Université d’Ottawa. Elle a largement publié des théâtres francophones dans les Caraïbes et ailleurs. Elle était la critique de théâtre régulière de CBC Ottawa pendant 30 ans. Elle contribue régulièrement à www.capitalcriticscircle.com, www.scenechanges.com, www.criticalstages.org, theatredublog.unblog.fr et www.madinin-art.net.

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