« PR@TIC »  : une plateforme en question…

« PRATIC » : une plateforme numérique pour l’enseignement à distance en Haïti ou un catalogue statique, fossile et non interactif des programmes du ministère de l’Éducation ?

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

Prévue pour être accessible en ligne à l’échelle nationale dès la semaine du 13 au 17 avril 2020, PRATIC, la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19, a été inaugurée le 24 avril 2020. Dans la réalité, PRATIC n’a été accessible que le 27 avril 2020 en fin de journée… Quelles sont les principales caractéristiques techniques et pédagogiques de ce dispositif au départ présenté comme une plateforme numérique gouvernementale pour l’enseignement à distance ? S’agit-il d’ailleurs d’une véritable plateforme numérique et interactive pour l’enseignement à distance ou d’un site/catalogue non interactif listant les programmes du ministère de l’Éducation ? PRATIC est-elle vraiment accessible aux centaines de milliers d’écoliers haïtiens sur toute l’étendue du territoire national et garantit-elle la poursuite de l’apprentissage au préscolaire, au fondamental, au secondaire et au professionnel ? Quelle est la place réservée au créole dans ce dispositif alors que le système éducatif national est composé d’élèves majoritairement unilingues créolophones ? À l’aune des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, comment comprendre que le français soit la seule langue choisie par le ministère de l’Éducation pour diffuser le contenu de cette plateforme ? La plateforme PRATIC constitue-t-elle un dispositif majeur de l’aménagement linguistique dans le système éducatif national ? Certains aspects de ce questionnement de fond ont été abordés dans notre article du 28 avril 2020 publié en Haïti dans Le National, « PRATIC », la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19 : signalétique d’un échec programmé ». Il y a lieu aujourd’hui de les approfondir à la lumière d’une exploration méthodique de la plateforme PRATIC.

Le double langage du ministère de l’Éducation

Une observation factuelle s’impose en amont : le ministère de l’Éducation tient un double langage quant aux présumés objectifs pédagogiques de la plateforme PRATIC tels qu’ils ont été publiquement présentés et tels qu’ils figurent sur le site mis en ligne. Alors même que le lancement de cette plateforme n’a pas été précédé d’un document public d’élaboration stratégique de l’enseignement à distance en Haïti, les interventions dans la presse de Pierre Josué Agenor Cadet, ministre de l’Éducation, et des cadres responsables de ce projet attestent de divergences majeures entre eux quant aux objectifs et au contenu de la plateforme. Ainsi, selon le site Rezonòdwès (16 avril 2020), « Pour David Jeanty –cadre responsable du développement de programmes pour l’Unité de technologie de l’information et de la communication en éducation (UTICE)–, cet outil simple, facile d’accès pour tout utilisateur après les formalités d’inscription, répondra aux besoins de chaque niveau d’enseignement avec des contenus appropriés facilitant une progression dans les apprentissages, en plus des cours animés par des enseignants chevronnés et des professionnels du milieu de l’enseignement sur les différents thèmes des programmes du fondamental, du secondaire et du professionnel. Des activités d’éveil seront aussi proposées pour le préscolaire avec un ensemble de ressources pour les tout-petits. » David Jeanty et le directeur de la communication au ministère de l’Éducation, Miloody Vincent, professent que PRATIC « entend accompagner les élèves dans la poursuite des activités d’apprentissage en dehors des salles de classe ». Cette idée de « poursuite des activités d’apprentissage » — objectif central présumé de PRATIC–, est tout à fait différente de celle de Pierre Josué Agenor Cadet, ministre de l’Éducation puisque pour lui « (…) PRATIC n’est pas une plateforme d’enseignement en ligne. Elle se veut plutôt un instrument numérique pédagogique qui entend accompagner les enseignants, les directeurs d’écoles, les parents et surtout les élèves afin d’éviter toute cassure dans les apprentissages en lien avec la fermeture des écoles pour des raisons diverses. » (Haiti Press Network, cité par Anmwe, 27 avril 2020.) Le double langage professé par David Jeanty, Miloody Vincent et Pierre Josué Agenor Cadet exprime, en pleine lumière, à la fois des différences de vision et la confusion solidement installées au plus haut niveau de l’État quant à l’enseignement numérique à distance en Haïti. De manière plus essentielle, ce double langage illustre le caractère erratique de la conception de l’éducation dans les sphères dirigeantes de l’État et cela se traduit, entre autres, par des pratiques managériales souvent archaïques et illusionnistes au ministère de l’Éducation nationale et par les lourdes lacunes du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 » ; cela se traduit également par l’inexistence, depuis le vote de la Constitution de 1987, d’une politique linguistique éducative au pays (voir là-dessus nos articles « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018 ; « Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti : une nécessaire convergence historique », Le National, 30 novembre 2017 ; et « De la nécessité d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti », Le National, 10 mars 2020).

Une plateforme numérique d’enseignement à distance ou un catalogue statique, non interactif, listant les programmes du ministère de l’Éducation ?

L’exploration méthodique de la plateforme PRATIC, que nous effectuons quotidiennement depuis sa mise en ligne le 27 avril 2020, confirme toutes les observations préalables contenues dans notre article « PRATIC », la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19 : signalétique d’un échec programmé » (Le National, 28 avril 2020). Cette exploration méthodique se déploie selon plusieurs critères : (1) critère d’accessibilité de la plateforme ; (2) critère d’interactivité ou de rétroaction de l’enseignement à distance ; (3) critère de pertinence des programmes et des cours mis en ligne ; (4) critère de communicabilité linguistique. De manière synthétique, l’exploration de PRATIC à l’aide de ces critères permettra notamment d’établir si ce dispositif est véritablement une plateforme numérique interactive d’enseignement à distance ou un catalogue statique non interactif listant les programmes du ministère de l’Éducation.

(1) Critère d’accessibilité de la plateforme 

Depuis Montréal, l’accès quotidien à PRATIC est aisé puisque nous disposons d’une alimentation permanente en énergie électrique et d’une connexion constante et fiable à l’Internet haute vitesse 24 h./24. Tel n’est pas le cas pour l’usager en Haïti soumis à des restrictions drastiques de l’alimentation électrique : 70 % du pays n’est pas couvert par l’EdH (la compagnie nationale Électricité d’Haïti), et le rationnement qu’elle impose dans la capitale et dans les zones urbaines de province constitue un obstacle majeur d’accès aux médias et à Internet. En clair, la majorité des élèves théoriquement visés par le dispositif PRATIC n’a pas accès au courant électrique fourni de manière erratique par l’EdH et seules les familles disposant d’une source alternative d’alimentation électrique (génératrices, batteries, « Inverter », panneaux solaires) pourraient s’en prévaloir. Mais ces systèmes alternatifs demeurent très onéreux et l’on ne dispose pas de données d’enquête chiffrant le nombre de familles ayant installé ces sources alternatives d’alimentation électrique. Il y a lieu ici de rappeler que la majorité des familles haïtiennes est classée « à faibles revenus », le revenu mensuel moyen par habitant en Haïti s’élevant à 65 $, soit 780 $ par habitant et par an selon différentes sources en lien avec les données de la Banque mondiale pour 2016. Mais en réalité, la plupart des observateurs estiment que plus de la moitié des familles haïtiennes vit sous le seuil de pauvreté… Un dossier de Radio Canada (récent mais non daté) consigne que « Haïti est caractérisé par sa pauvreté de masse, surtout dans le nord du pays. En tout, 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. En 2000, Haïti est classé au 150e rang sur 174, selon l’indice de développement humain (IDH) du Programme des Nations unies pour le développement. (…) À Port-au-Prince, deux habitants sur trois vivent avec moins de 56 $ par mois. »

En ce qui a trait à l’accès à Internet, Haïti n’est pas mieux logée. Aujourd’hui, (…) « la majorité des étudiantes et étudiants, des écolières et écoliers, non seulement n’ont pas accès à Internet, mais encore et surtout à l’électricité, sur le territoire national, en Haïti. » (« Technologie / Covid-19 : la mauvaise connexion Internet, un obstacle à la formation à distance en Haïti, selon le professeur d’université Samuel Pierre », Alterpresse, 7 avril 2020.) Le coût de l’abonnement mensuel à Internet demeure très élevé puisqu’il se situe entre 50 et 150 $ US. Pour une famille, le coût moyen d’un ordinateur portable est de 500 $ US et l’accès résidentiel à Internet coûte environ 1 800 $ US l’an, alors même qu’en 2018 le taux de pénétration d’Internet était de 12% au pays selon haititechnews.com citant une évaluation datée de 2016. Dans le même ordre d’idées, « On peut considérer que la pénétration de l’Internet en Haïti est d’environ 13%, c’est-à-dire environ 1 500 000 utilisateurs » (Jean Marie Guillaume, directeur général du Conatel : « Plus d’un Haïtien sur deux a un téléphone portable », Le Nouvelliste, 22 novembre 2013). Dans le document « Présentation synoptique sur la situation des TIC en Haïti » préparé pour l’Atelier mondial sur les indicateurs d’accès communautaire aux TIC, 16 – 19 novembre 2004, Mexico, il est noté que « L’enquête sur l’interconnexion, menée par le RDDH [Réseau de développement durable en Haïti], a révélé les faits suivants : –clientèle académique 23%, –industrielle 22%, –commerciale (cybercafeś) 19%, –commerciale (petits ISP) 13%. Regroupés à près de 85% à Port-au-Prince (…) les cybercafés sont au nombre de 187 à travers le pays dont 156 dans l’aire métropolitaine (…), 18 dans la région Sud du pays et 13 dans la région Nord. La pénétration des villes de province par les cybercafés est donc faible. Cap-Haïtien (deuxième ville) et Jacmel (cinquième ville) sont les deux villes où il y en a le plus de cybercafés, respectivement neuf et huit. »

Il ressort de ces données et observations que –privée d’électricité et de connexion à Internet–, l’écrasante majorité des deux millions d’élèves scolarisés dans les secteurs public et privé de l’éducation en Haïti n’a pas accès à PRATIC, la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti. La signature, le 6 mai 2020, entre la Natcom et le ministère de l’Éducation, d’un contrat de réduction des coûts des SMS visant les élèves n’y changera rien puisque la majorité des familles des écoliers n’a pas de pouvoir d’achat permettant de faire l’acquisition d’un ordinateur portable ni de bénéficier du courant électrique et de l’abonnement à Internet. Ces données et observations sont connues des responsables politiques et administratifs du ministère de l’Éducation, mais contre toute évidence, ils ont choisi de lancer PRATIC sans véritablement se soucier de son accessibilité chez les deux millions d’élèves du pays.

(2) Critère d’interactivité ou de rétroaction de l’enseignement à distance

L’exploration du dispositif PRATIC a conduit à la nécessaire vérification de sa convivialité : s’agit-il d’un outil d’apprentissage conçu en vue de permettre l’interactivité ou la rétroaction, c’est-à-dire une communication bidirectionnelle (du dispositif vers l’apprenant et l’inverse) ? Il était donc important de s’assurer que le site, présenté comme un lieu dématérialisé d’enseignement à distance, soit intuitif et convivial, qu’il soit structuré en modules ou par niveaux d’apprentissage en fonction d’objectifs précis et bien ciblés, qu’il favorise l’interaction entre les apprenants et les enseignants et que les directives données aux usagers, en particulier aux élèves, soient claires et bien identifiées. (Sur ces critères exploratoires, voir « La qualité de la formation à distance à l’Université de Montréal » 2007, cité dans FEUQ 2015, 53). L’exploration attentive du dispositif PRATIC révèle, dès la connexion, qu’aucune directive n’est donnée aux usagers, notamment aux élèves, pour les guider et répondre ainsi « aux besoins de chaque niveau d’enseignement avec des contenus appropriés facilitant une progression dans les apprentissages » comme le soutient aventureusement David Jeanty, cadre responsable du développement de programmes pour l’Unité de technologie de l’information et de la communication en éducation (UTICE) responsable du dispositif PRATIC au ministère de l’Éducation. Statique, unidirectionnel et non convivial, le dispositif PRATIC n’est pas centré sur un apprentissage actif de l’élève qui, lors de la dispense d’un présumé cours, ne peut interagir avec l’enseignant. (On verra plus loin si le dispositif PRATIC donne effectivement accès à des cours en ligne destinés à répondre « aux besoins de chaque niveau d’enseignement avec des contenus appropriés facilitant une progression dans les apprentissages »). L’absence d’un guide-tutoriel dès l’apparition de la première page-écran de PRATIC confirme son caractère non interactif et non convivial, la rétroaction immédiate, en ligne, avec l’enseignant, n’étant pas prévue. Selon Ralphson Pierre, gestionnaire de la plateforme, « Au cas où l’élève aurait des questions par rapport à un cours mis en ligne, il peut les exprimer à l’espace réservé à cet effet, et suivant le principe de l’interaction asynchrone, l’enseignant réagira afin d’apporter les éléments de réponse », lit-on dans une note publiée par le MENFP (« Haïti-Éducation : lancement de la plateforme numérique « Pr@tic » (loophaiti.com, 27 avril 2020). Mais vérification faite, PRATIC ne comprend aucun mécanisme permettant à l’élève d’adresser ses questions à l’enseignant en direct ou en différé, en mode synchrone ou asynchrone, la mention usuelle « Contact » ne figurant même pas sur la page d’accueil du site. Et l’interactivité n’étant pas prévue par la plateforme PRATIC, il est techniquement impossible au ministère de l’Éducation nationale de savoir qui est connecté en temps réel à ce système (l’élève ou l’adulte n’a pas à s’identifier en se connectant) et quel est le profil utilisateur des usagers : s’agit-il d’élèves, d’enseignants, de directeurs d’écoles, etc. ; sont-ils répartis principalement à Port-au-Prince ou dans quelques rares villes de province ? Dans ces conditions, il est avéré que PRATIC n’est ni interactif ni convivial, que le ministère de l’Éducation nationale n’a pas le contrôle de sa présumée diffusion parmi les élèves et qu’il est incapable d’assurer le suivi d’une quelconque formation à distance. L’on aboutit ainsi à l’impossibilité d’une quelconque évaluation de l’apprentissage car elle ne peut être effectuée.

(3) Critère de pertinence des programmes et des cours mis en ligne

L’exploration du dispositif PRATIC a également abordé la pertinence des programmes et des cours mis en ligne. Un premier constat s’est imposé : PRATIC est un abondant catalogue des programmes antérieurs du ministère de l’Éducation nationale –les programmes du Fondamental ont été élaborés depuis bientôt 40 ans–, et le dispositif comprend, en date d’aujourd’hui, très peu de cours en ligne (un seul, en réalité). Ces programmes, élaborés au cours des quarante dernières années, n’ont pas été spécifiquement conçus pour l’enseignement à distance prenant en compte la poursuite de l’apprentissage des matières scolaires à partir de la fermeture des écoles en mars 2020. Le listage de ces programmes antérieurs à la mise en ligne de PRATIC comprend quatre grandes rubriques (onglets) : le « Préscolaire », le « Fondamental », le « Secondaire » et le « Professionnel ». Ainsi, la rubrique « Secondaire » donne accès aux sous-rubriques « Curriculum », « Programme », « Secondaire 1 », « Secondaire 2 », « Secondaire 3 », et « Secondaire 4 ». En cliquant par exemple sur l’onglet de la sous-rubrique « Programme » du « Secondaire 4 », l’on aboutit à un listage de « Ressources par niveau d’enseignement » qui consigne un autre listage, celui d’un certain nombre de « Ressources » (par exemple : « Chimie NS IV URL », « Informatique NS IV (SMP, SVT, SES) URL », « Physique NS IV (SMP, SVT) URL », etc.). Dans ce labyrinthe où un élève aurait énormément de mal à guider ses pas, l’interrogation exemplifiée de la « ressource » « Physique NS IV (SMP, SVT) URL » donne accès non pas à un cours en ligne mais plutôt à une petite fenêtre statique « drive.google.com » qui consigne… le « Programme à compétences minimales » du ministère de l’Éducation. Il est ainsi attesté que les quatre grandes rubriques (onglets), le « Préscolaire », le « Fondamental », le « Secondaire » et le « Professionnel » ne sont pas architecturés selon le critère de la pertinence des programmes pour l’enseignement à distance : ces rubriques ont été conçues selon la « logique » du remplissage des zones interrogeables de la plateforme PRATIC, les « Ressources par niveau d’enseignement » annoncées renvoyant à des listages de programmes antérieurs. Il en est de même de la « ressource » « Kreyòl NS IV URL » du « Secondaire 4 », charabia dénominatif qui donne accès non pas à un cours de créole en ligne mais plutôt au… « Pwogram konpetans minimal » de décembre 2019 consignant le « Pwogram konpetans minimal  pou kreyòl Segondè IV – Konsèy pou aplikasyon pratik », soit un document de 33 pages conçu avant le lancement de PRATIC et qui ne peut nullement guider l’élève dans la poursuite de son apprentissage scolaire. De manière systématique, lorsqu’il clique sur la mention « cours », l’usager aboutit au classement antérieur « Ressources », « Préscolaire », « Fondamental », « Secondaire » et « Professionnel » auquel s’ajoute parfois l’intitulé « École normale d’Instituteurs (ENI) ». À la mention « Ressources », il bute à une mystérieuse mention, « res », suivie de l’avis, en anglais, « This is an example course » qui n’aboutit à aucun cours en ligne mais plutôt à un avertissement : « Les visiteurs anonymes ne peuvent pas accéder à ce cours. Veuillez vous connecter » –et à cette étape aucune (re)connexion pertinente ne peut être établie.

L’exploration du dispositif PRATIC a également porté sur la réalité des cours en ligne annoncés par le ministère de l’Éducation. Toutefois il n’a pas été possible d’en mesurer la pertinence car nous n’en avons trouvé aucun –exception faite d’une capsule d’environ 1 minute d’un « cours » de mathématiques donné (où ?, quand ?) par une enseignante québécoise pour un public et un niveau d’apprentissage non identifiés… Ce qu’il faut surtout retenir de cette exploration de la pertinence des programmes et des cours présumément mis en ligne, c’est que leur adéquation n’est pas assurée car PRATIC –qui ne consigne pas de production didactique spécifique et appropriée–, ne comprend pas de contenus expressément élaborés pour l’apprentissage à distance et la continuité de l’enseignement interrompu pour cause de Covid 19. Ce constat a été systématiquement fait alors même que la page d’accueil de PRATIC annonce que « Des contenus pédagogiques de type audio, vidéo, PowerPoint, infographie y sont disponibles en consultation ou téléchargement gratuit pour toutes les classes du préscolaire (maternelle) au secondaire (NS4). » Il est donc juste de souligner qu’il y a « tromperie sur la marchandise », fausse représentation et mise en ligne d’un site/catalogue qui, dépourvu de contenu pédagogique d’apprentissage scolaire, n’est pas dédié à l’enseignement en ligne.

(4) Critère de communicabilité linguistique

Le critère de la communicabilité linguistique est d’une importance majeure dans la diffusion d’une plateforme d’enseignement à distance. Dès l’étape de sa conception et de sa production, donc avant sa mise en ligne, les responsables d’une plateforme d’enseignement à distance –soucieux des phases inhérentes à l’ingénierie pédagogique des activités de formation via le télé-enseignement–, doivent s’assurer que les critères d’adéquation de la compétence de communication sont méthodiquement pris en compte : niveau de langue retenu et recommandé aux enseignants, vocabulaire général, terminologie propre à un domaine, langue usuelle des apprenants, supports linguistiques offerts par la plateforme, etc. Dans le cas de PRATIC, seul le français, l’une de nos deux langues officielles, est utilisé dans la totalité des rubriques du site. Alors même que la clientèle que l’on prétend vouloir atteindre est constituée d’élèves majoritairement unilingues créolophones, le ministère de l’Éducation a systématiquement évacué l’utilisation du créole dans la totalité de la plateforme. Sur l’ensemble du site, une recherche générale à l’aide du mot clé « créole » n’a donné aucun résultat, sauf la mention fort révélatrice suivante : « Aucun cours contenant les mots « créole » n’a été trouvé ». De plus, une recherche spécifique à la rubrique « Programme » pour le secondaire 4 à l’aide du mot clé « créole » conduit à la page « Ressources » des « Programmes à compétences minimales pour le secondaire 4 » comprenant l’annonce d’un cours intitulé « Kreyòl ». Cette annonce de cours débouche non pas sur un enseignement de créole en ligne mais plutôt sur une petite fenêtre statique « drive.google.com » qui étale le « Pwogram konpetans minimal » de décembre 2019 consignant le « Pwogram konpetans minimal  pou kreyòl Segondè IV – Konsèy pou aplikasyon pratik », soit un document de 33 pages conçu avant le lancement de PRATIC et qui ne peut nullement guider l’élève, au plan linguistique, dans la poursuite de son apprentissage scolaire. La consultation par l’élève de ce « Pwogram konpetans minimal  pou kreyòl Segondè IV – Konsèy pou aplikasyon pratik » –lequel « Pwogram konpetans minimal » est rédigé dans une langue administrative et technique absconse sinon ésotérique, sans lien avec l’enseignement à distance ou avec des compétences linguistiques à acquérir en créole–, ne lui est d’aucun secours. Et c’est encore la même « logique » d’évacuation systématique du créole dans la totalité du dispositif PRATIC qui est mise en œuvre avec l’absence de tout support pédagogique en créole : nous sommes très loin de l’objectif de la réforme Bernard de 1979 en ce qui a trait au créole langue d’enseignement et langue enseignée… Il y a lieu de rappeler que pour les Écoles normales d’instituteurs, le programme de créole date de 2017, tandis que le ministère de l’Éducation nationale a commis une erreur monumentale en excluant l’expertise du CFEF (Centre de formation pour l’école fondamentale) de Port-au-Prince en matière d’enseignement du créole ; le CFEF est la seule institution d’enseignement supérieur qui forme des enseignants pour les trois cycles de l’enseignement fondamental.

L’emploi exclusif du français dans la totalité des rubriques du site/catalogue PRATIC est un choix politique et un choix de société que perpétue le ministère de l’Éducation nationale au détriment du créole, langue de la majorité des Haïtiens. Ce choix participe de la minorisation institutionnelle du créole et il exprime la réalité que PRATIC ne s’adresse pas aux élèves majoritairement unilingues créolophones. Il illustre encore une fois l’inexistence –depuis la promulgation de la Constitution de 1987 qui consigne la co-officialité du créole et du français en Haïti–, d’une politique linguistique éducative issue d’une politique linguistique d’État (voir à ce sujet notre article « De la nécessité d’une loi d’orientation linguistique de l’éducation en Haïti », Le National, 10 mars 2020). En résumé, l’exploration du dispositif PRATIC, a également démontré que la priorité des responsables du ministère de l’Éducation, au plan linguistique, est la perduration du statu quo linguistique qui exclut le droit à la langue maternelle créole dans le système scolaire haïtien (voir, là-dessus, notre article « Le droit à la langue maternelle créole dans le système éducatif haïtien », Le National, 11 décembre 2018).

L’exploration méthodique de la plateforme PRATIC, que nous avons effectuée quotidiennement depuis sa mise en ligne le 27 avril 2020, a mis en lumière un ensemble de caractéristiques. Tout d’abord, PRATIC n’est pas une plateforme numérique d’enseignement à distance couvrant le contenu des cours et programmes du « Préscolaire », du « Fondamental », du « Secondaire » et du « Professionnel ». En réalité, PRATIC est un site/catalogue, un site vitrine comprenant un ensemble de fichiers hébergés sur un serveur et qui peuvent être consultés de manière unidirectionnelle via Internet. Ces fichiers consignent des documents administratifs et des programmes du ministère de l’Éducation tous antérieurs à la création de PRATIC et qui sont dénommés « Ressources ». Conçu comme un site/catalogue, un site vitrine, la fonction « enseignement à distance » n’existe pas sur PRATIC qui ne comprend aucun mécanisme de rétroaction entre l’élève et l’enseignant. La présumée mise en ligne d’un ensemble de cours « préparés par des enseignants de carrière et des pédagogues » haïtiens est un leurre : le site/catalogue PRATIC ne correspond à aucun projet pédagogique précis, et la notion même de « ressource pédagogique » est réduite au simple listage des programmes du ministère de l’Éducation. Laissant de côté les exigences de convivialité et de fluidité de l’information, PRATIC n’offre aucune option de communication synchrone, en temps réel, entre l’élève et l’enseignant. L’ajout prochain, éventuellement, de quelques cours à l’aide de vidéos, ne changera rien à la nature de ce site/catalogue.

PRATIC ne répond pas au critère d’accessibilité d’une plateforme numérique en accès direct puisque l’écrasante majorité des deux millions d’élèves haïtiens n’a pas accès au courant électrique, ne dispose pas d’un ordinateur portable à domicile et encore moins d’une connexion à Internet dans chaque famille. La pertinence des programmes et des cours présumément mis en ligne n’est pas établie dans la mesure où ces programmes, tous antérieurs à la mise en ligne de PRATIC, ne correspondent pas à un projet pédagogique spécifique d’enseignement à distance tel que l’avait laissé entendre le ministère de l’Éducation.

Enfin nous avons constaté que la mise en ligne de PRATIC ne constitue pas un moment charnière d’aménagement linguistique dans le système éducatif haïtien. Site vitrine, catalogue listant les programmes et titres de « cours » sélectionnés par le ministère de l’Éducation, PRATIC est diffusé uniquement en français et exclut le créole, langue maternelle des deux millions d’élèves scolarisés dans le secteur privé et dans le secteur public de l’éducation. Pareille minorisation institutionnelle du créole, contraire aux exigences de l’article 40 de la Constitution de 1987, favorise le statu quo par la négation des droits linguistiques des apprenants et va à l’encontre des timides préconisations linguistiques du « Plan décennal d’éducation et de formation 2018-2028 » relatifs à l’emploi du créole dans le système éducatif national (voir notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018). Cette minorisation institutionnelle du créole à laquelle participe activement le ministère de l’Éducation est donc un obstacle de premier plan à l’aménagement linguistique en Haïti, et elle perdure en dépit d’accords cosmétiques et bidon signés ces dernières années. Ainsi, l’Académie créole, qui n’a aucun impact dans la société haïtienne et qui cultive un lourd déficit de crédibilité, a conclu avec le ministère de l’Éducation l’Accord du 8 juillet 2015 destiné à « faire la promotion du créole dans les écoles » (voir notre article « Accord du 8 juillet 2015 – Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale », Le National, 15 juillet 2015). Cet accord cosmétique n’a eu aucune suite constructive connue, et nous assistons aujourd’hui au renforcement de la minorisation institutionnelle du créole. Dépourvu de tout pouvoir exécutif en matière d’aménagement linguistique, l’Académie créole confiait son amertume, en 2018, en ces termes : « Le problème linguistique en milieu scolaire, en abordant ce point avec un peu d’énervement, les académiciens estiment que le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) méprise et néglige l’apprentissage dans la langue créole. Pour eux, le MENFP devrait prendre des mesures adéquates pour que l’apprentissage soit effectif dans la langue maternelle. » (« L’Académie du créole haïtien réclame le support de l’État », Le Nouvelliste, 3 janvier 2018.)

L’exploration méthodique du dispositif PRATIC a permis de mettre en lumière ses caractéristiques principales, à savoir qu’il s’agit d’un site vitrine, d’un site catalogue plutôt que d’une plateforme numérique interactive d’enseignement à distance. PRATIC illustre bien la réalité que les détenteurs actuels du pouvoir politique en Haïti –membres ou serviteurs du Parti haïtien tèt kale, le PHTK néo-duvaliériste–, n’ont pas de véritable projet éducatif pour le pays. C’est certainement de cela que nous instruit aussi l’exploration attentive de PRATIC.

 

Montréal, le 12 mai 2020