Propositions pour un enseignement-apprentissage efficace du français langue seconde en Haïti

— Par Fortenel Thelusma, linguiste et didacticien du français langue étrangère (FLE)

Introduction

Les langues enseignées en Haïti

En raison de la situation géopolitique d’Haïti, quatre langues sont enseignées dans les institutions scolaires, universitaires, etc. L’anglais, la langue la plus parlée dans la caraïbe, est aussi celle du géant voisin américain, les Etats-Unis où résident un grand nombre d’Haïtiennes et d’Haïtiens. L’enseignement de l’espagnol s’impose non seulement par la proximité de la République dominicaine avec laquelle Haïti partage l’île mais aussi du fait de sa relation avec d’autres pays de la zone et de l’Amérique latine. Quant à l’enseignement-apprentissage du français en Haïti, il est vieux d’environ deux siècles avec la création même de l’école haïtienne après l’indépendance obtenue de haute lutte de la France. Ironie du sort, c’est en 1979, grâce à la réforme éducative initiée par Joseph C. Bernard, Ministre de l’Education nationale d’alors, que la seule langue parlée par la majorité de la population haïtienne, le créole, a été introduite officiellement pour la première fois à l’école dans le pays. Par ailleurs, la Constitution de 1987 consacre la co-officialisation du créole et du français.

Jusqu’à cette date, aucun document pédagogique officiel, aucun programme ne précisait ni le rôle ni le projet didactique du français. Tout au moins, la réalité des manuels et de la salle de classe donnait-elle de constater l’application de la méthode traditionnelle (grammaire de la phrase, fonctionnement de la langue, apprentissage et récitation de règles de grammaire, exercices de grammaire, préconisation des « belles lettres », etc.). L’enseignement de la « civilisation française » primait sur la visée communicative. Dans ces conditions, les créolophones unilingues devaient découvrir le français pour la première fois à l’école et l’affronter dans son apprentissage de manière archaïque et dans son utilisation pour apprendre les autres disciplines. Or, qui dit apprentissage dit adoption de nouveaux comportements. Il s‘agit dans ce contexte de deux comportements nouveaux. Double sanction privant les apprenants du droit fondamental d’apprendre dans leur langue première.

La réforme Bernard (1979), du nom de son initiateur, préconisait un bilinguisme fonctionnel créole-français. Elle accordait au français le statut de langue seconde (L2) et lui assignait à l’instar du créole (L1) le double rôle de langue-objet et langue–outil. Le choix des approches communicatives orientait clairement vers la compétence de communication. Mais, faute de volonté politique du pouvoir dictatorial en place à l’époque, en dépit de l’investissement et de l’engagement de certaines institutions internationales (Union européenne, Banque mondiale), cette réforme n’a même pas pu compléter son expérimentation. Elle n’aura duré que cinq ans, de 1982 (date de la publication des programmes pédagogiques opérationnels) à 1987 (date de sa mise en veilleuse par un décret ministériel).

En fait, en dépit de l’existence des programmes de français de l’Ecole fondamentale (non appliqués), des nouveaux programmes de français du secondaire rénové (non encore mis en application dans toutes les écoles), l’enseignement-apprentissage du français en Haïti ne peut, à l’état actuel, contribuer valablement à la formation de francophones dignes de ce nom et, de surcroît, atteindre l’objectif de bilinguisme souhaité depuis la réforme Bernard. Dans la perspective d’un enseignement-apprentissage efficace du français langue seconde (FLS) en Haïti, je me propose, au terme de cette contribution, de faire des recommandations après avoir présenté :

– un état des lieux du français dans le système éducatif,

-l’intervention, en 1995-1996, de l’AUF pour l’amélioration de l’enseignement -apprentissage du français en Haïti,

– les pistes de travail à explorer.

I. L’état des lieux du français dans le système éducatif haïtien

On rappellera, d’une part, que le français est considéré comme langue seconde en Haïti depuis l’introduction de la réforme éducative avortée, initiée par le Ministre Joseph C. Bernard en 1979 et, d’autre part, pourquoi cette langue jouit d’un tel statut.

Le français langue seconde (FLS)

« Cas particulier du français langue étrangère pour l’individu comme pour le pays. C’est le cas des pays dans lesquels le français, sans être une langue maternelle, est utilisé dans les institutions et notamment par l’école » (c’est nous qui soulignons) (Michel Verdelhan, extrait de Petit lexique, in Diagonales no 43, août 1997).

D’autre part, le concept de FLS peut être envisagé sous trois angles : didactique, politique et sociolinguistique. Sur le plan didactique, le français est l’une des langues de scolarisation et, avant les années 80, était la langue exclusive de l’école. Sur le plan politique, membre de l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), Haïti fait partie des pays francophones (de l’OIF également) et depuis plus de vingt ans un Bureau de cet organisme est établi à Port-au-Prince. Enfin, d’un point de vue sociolinguistique, bien avant la réforme Bernard et la constitution de 1987, le français était la seule langue officielle voire nationale ; à partir du vote de cette constitution il partage ce statut d’officialité avec le créole.

– à l’école fondamentale

Les programmes de français de l’école fondamentale et le FLS :

Comme annoncé plus haut, la réforme Bernard, dans sa politique linguistique, entre autres nouveautés, attribuait au français le statut de langue seconde. Discipline à part entière à l’instar des mathématiques, des sciences sociales, etc., il devait servir, avec le créole, de moyen de transmission de connaissances. A propos du FLS dans les programmes de français à l’école fondamentale, nous relations en 2016 les faits suivants. « L’enseignement du français en Haïti est vieux de deux siècles, introduit par des étrangers, notamment des citoyens français. Pendant très longtemps, il a été la seule « langue nationale » et officielle enseignée et apprise jusqu’en 1979, date de l’introduction tardive et timide du créole à la fois langue objet et langue outil au même titre que le français, langue seconde. La réforme éducative qui a introduit cette nouveauté a clairement indiqué le rôle, la répartition du français comme langue seconde ainsi que l’approche préconisée » D’autre part, citant les indications de la réforme Bernard (1979) nous avons ajouté que « L’expérience de l’école haïtienne montre que pour la majorité des élèves, l’enseignement en français dès la première année de la scolarité représente un obstacle à une bonne assimilation des contenus des programmes. Il est nécessaire de donner à l’élève le temps d’acquérir un niveau suffisant de compétence, d’une part en compréhension et expression orales, d’autre part en lecture et en écriture en français. […] Au cours de la 5ème année, le français sera enseigné d’une manière plus intensive. Ainsi, au début de la sixième année, l’élève aura atteint ce niveau de compétence qui lui permettra d’utiliser le français comme langue d’enseignement, conjointement avec le créole » (Fortenel Thélusma (2016 : 108). Et comme il a été précisé dans le document officiel de la réforme, les concepteurs techniques optaient pour la méthode communicative adaptée à la réalité haïtienne. En effet, la communication occupait une grande place dans les programmes. Celui de l’écrit, quoique vaste, était moins communicatif, notamment au niveau de la grammaire à partir de la cinquième année (L’enseignement fondamental dure neuf ans).

Mais on l’aura soupçonné, la pratique de la salle de classe et les beaux programmes de français de ce sous- secteur du système appartiennent à deux mondes totalement différents. La réalité est que, depuis, 1987, la réforme « est en veilleuse ». Et on ne sait pas pendant combien de temps encore elle continuera à veiller … A bien considérer l’absence de l’enseignement de la communication orale, celui de l’écrit ne peut véritablement prétendre à un niveau de communication raisonnable quand la priorité est accordée en général au fonctionnement de la langue plutôt qu’à ses fonctions. En d’autres termes, c’est la compétence linguistique qui est mise en avant (grammaire, vocabulaire, orthographe dans un enseignement morcelé) comme si la compétence de communication viendrait par la suite comme par enchantement. Sachant le rôle transversal du français, en l’absence de compétences orales et écrites, l’enseignement – apprentissage des autres disciplines ne peut être que mal assuré.

– au secondaire

Qu’en est-il de l’enseignement du français au secondaire ?

La situation est pire qu’à l’école fondamentale où des programmes officiels existent avec des recommandations claires, précises, néanmoins non suivies dans la pratique. Alors que, dans le cas du secondaire, un nouveau programme encore en expérimentation tarde à s’implanter réellement dans toutes les écoles. Si bien que le secondaire traditionnel perdure, c’est presque le seul à être évalué réellement et officiellement en classes terminales à travers la république. En fait, « Des réflexions ont été produites ailleurs sur les résultats catastrophiques de l’enseignement-apprentissage du français en Haïti (voir Fortenel Thélusma, 2016). Plusieurs facteurs ont été considérés : la non -application des programmes opérationnels de l’école fondamentale, l’absence de politique linguistique, le peu d’importance accordée à l’éducation, les méthodes d’enseignement -apprentissage utilisées, la formation des enseignants, etc. Après avoir montré les faiblesses de l’enseignement-apprentissage du français aux trois cycles de l’école fondamentale et, par ricochet, la piètre performance des apprenants, nous avons tenté une comparaison avec les apprenants arrivés au terme de leurs études secondaires. La recherche a pu démontrer que la compétence en français d’un apprenant ayant bouclé le 3ème cycle était sensiblement égale à celle d’un jeune arrivé en classes terminales, suivant le cursus du secondaire traditionnel. Dans ce sous-système, seules quelques rares institutions, parmi celles considérées comme « les grandes écoles » proposent des cours de français […]. Ceux-ci sont remplacés par des cours de littérature qui, dans la majorité des cas, s’apparentent à des cours d’histoire littéraire » (Fortenel Thélusma, in Aménagement du créole et du français en Haïti : doit-il inclure l’université ? www.berrouet-oriol.com, 2017).

– à l’université

En raison des faibles performances en français des étudiants à l’université, des institutions universitaires avaient bénéficié de l’appui de l’AUF notamment en matière de bibliothèque ; des ententes ont été trouvées aussi pour favoriser l’augmentation de l’effectif des enseignants de français dans le cadre des cours de mise à niveau. C’était un impératif de l’heure de trouver un moyen d’aider à améliorer la performance des étudiants en français, aptitude qui leur permettrait de mieux appréhender les connaissances dans cette langue. L’observation du terrain (plan de cours de mise à niveau en français), le niveau des étudiants en communication française montrent bien l’absence de progrès dans ce domaine de 1995 (date officielle du début des activités de mise à niveau dans les institutions universitaires) à nos jours. Les explications sont simples. Le programme de mise à niveau linguistique prévu à cet effet n’a pas été mis à profit. Chaque institution a utilisé son propre « programme », à la vérité, son propre plan de cours. Et le contenu varie d’un professeur à l’autre dans un même établissement et d’une institution à l’autre. Au départ, les enseignants, dans certains cas, étaient des étudiants finissants qui n’avaient pas encore (?) présenté leur mémoire de licence. On recrutait des jeunes qui ne réunissaient pas les conditions requises pour accomplir une telle tâche. En gros et d’une façon générale, il s’agissait (il s’agit encore) de cours de grammaire traditionnel ne pouvant résoudre aucun problème de communication. On sait aussi que d’autres professeurs réguliers et formés assuraient / assurent des cours de mise à niveau. Il est important de noter que la question de mise à niveau linguistique n’est plus de mise aujourd’hui officiellement mais ces cours existent encore sous diverses dénominations à côté d’autres cours de français.

En définitive, si l’enseignement – apprentissage du français est désuet à l’école fondamentale et à l’enseignement secondaire, comment le bonifier à l’université par une mise à niveau, quel que soit la qualité du programme ? Il vaut mieux changer de stratégie, c’est-à-dire adopter une réforme en profondeur du système éducatif haïtien. Une refondation du système, diraient d’autres. Dans certains cas, convient-il d’ajouter, certains responsables d’institutions ne savent ou ne veulent pas profiter des opportunités qui leur sont offertes pour améliorer quoi que ce soit.

II. « La mise à niveau » initiée par l’AUF : contexte.

La situation de compétence linguistique lacunaire des étudiants accédant à l’université et devant suivre un enseignement en français existe un peu partout dans le monde francophone. Il s’ensuit que cette situation provoque des échecs chez les étudiants dans les universités concernées. Pour combler cette lacune, l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et certains membres des universités nationales se sont entendus sur l’idée d’un programme de mise à niveau linguistique. Haïti a intégré ce programme en 1995. Ci-dessous quelques éléments du programme officiel de mise à niveau linguistique des étudiants utilisé dans d’autres pays francophones et reproduit dans AUPELF-UREF no 1117, 02-11-98. Il est évident que ces renseignements ne représentent qu’un bref aperçu d’un vaste et ambitieux programme susceptible de donner des résultats probants là où il est appliqué. De plus, sur le plan théorique, il contient tous les ingrédients favorables à son application : objectifs, contenus, méthodologie ; les matériels et les matériaux nécessaires (nouvelle technologie de l’information et de la communication (NTIC), espaces francophones, aide aux bibliothèques, etc.) ; formation et perfectionnement des professeurs …

Objectifs :

– Permettre aux étudiants d’acquérir un niveau suffisant de compétence communicative à l’oral et à l’écrit afin de suivre convenablement un cursus universitaire en français.

– Familiariser les étudiants avec l’expression en français par des formations spécifiques de langue et la mise à disposition d’un environnement francophone.

Volets d’actions :

. perfectionnement de la formation des professeurs de français ;

. sessions de mise à niveau linguistique des étudiants ;

. soutien au développement d’enseignements scientifiques en français autres que la filière universitaire francophone ;

. création d’espaces francophones assurant la présence d’un environnement francophone minimum.

Liste de quelques actions mises en place

– Evaluation du niveau linguistique des étudiants ;

– Formation des professeurs de français aux techniques modernes d’apprentissage ;

– Mise en place de cours intensifs de français à destination des étudiants ;

– Attribution de bourses de perfectionnement linguistique et scientifique aux professeurs de disciplines scientifiques en français ;

– Création d’espaces francophones pour l’animation culturelle extra universitaire avec mise à disposition de moyens logistiques et scientifiques spécifiques ;

– Soutien à l’effort de recherche des universités partenaires portant notamment sur les interférences entre langue native et français et permettant de proposer des exercices correctifs appropriés.

Classe à français renforcé, les espaces francophones.

A Port-au-Prince, parallèlement à la mise à niveau à l’université, certaines actions remarquables ont été réalisées par le Bureau de l’AUF. Le Programme de classe à français renforcé (CFR), sous la tutelle de cet organisme, (fin des années 90- début des années 2000 à ma connaissance) permettait d’encadrer quelques écoles privées et publiques dans la capitale et au Cap-Haïtien. Ce programme avait un fondement scientifique. Au démarrage des activités, un test diagnostic prenant en compte les différents aspects de la compétence en communication française (oral, écrit) aidait à l’évaluation du niveau des apprenants de l’école fondamentale, de la 1ère à la 9ère AF. Cette stratégie facilitait l’étude de la progression des apprentissages et la correction des lacunes. De plus, les écoles partenaires de l’instance francophone bénéficiaient d’un encadrement technique et pédagogique : aide en matériels didactiques (bibliothèque), formation en NTIC, formation continue des enseignants, etc. Toutes ces activités devaient concourir à préparer une cohorte de francophones dans la perspective de futures études au secondaire puis à l’université.

– Bref état des lieux de 1996 à nos jours, en guise de résumé

On le voit bien, les objectifs de la mise à niveau linguistique tels que souhaités par l’AUF n’ont pas été atteints parce que les institutions partenaires n’ont pas pris les dispositions nécessaires (écoles privées et publiques, universités privée et publique). Mieux, comme on vient de le mentionner, la réalité d’Haïti est différente de celle des autres pays francophones là où le programme est ou a été appliqué. Force est de constater que la volonté politique d’un changement en profondeur est absente. L’éducation n’est pas uniquement l’affaire de l’université. En réalité, il n’y a pas eu échec du programme de mise à niveau linguistique. Il n’existait pas tout simplement, en dehors du document officiel. C’était un vœu pieu de l’AUF. Si bien que de 1995 à nos jours, la qualité de l’enseignement-apprentissage du français a régressé à tous les niveaux. On n’aurait même pas besoin d’enquête systématique. N’importe quel enseignant de français à l’université au fait de sa profession peut observer la différence, la baisse de niveau des étudiants durant ces dernières vingt années, que ce soit sur le plan de la communication écrite que sur le plan de la communication orale. On n’invente rien. Peut-on dire qu’ils sont francophones à part entière quand des groupes d’étudiants ne peuvent que réciter les séquences d’un exposé alors qu’ils disposent de deux à trois semaines pour le préparer et le présenter ? Ou quand ils ne peuvent improviser pour répondre à aucune question lors des débats ?

III. Les pistes de travail à explorer

A ce stade de la réflexion, il convient d’explorer quelques pistes de recherche susceptibles de conduire à l’amélioration de l’enseignement-apprentissage du français en Haïti. Par exemple, le nombre même approximatif de francophones que compte le pays, le niveau de compétence des apprenants en fin de cycle à l’école fondamentale, des étudiants qui arrivent en licence ; l’état du bilinguisme, c’est-à-dire la pratique du créole et du français dans la communauté, etc.

Il serait insensé de déclarer qu’Haïti n’est pas un pays francophone, comme certains détracteurs se plaisent à le répéter, compte tenu de l’histoire de ce pays, du rôle de cette langue dans l’enseignement, dans l’administration, dans la transmission de la connaissance en général dans la communauté haïtienne. Cependant on doit s’interroger et même s’inquiéter sur son absence dans la vie quotidienne des Haïtiennes et des Haïtiens, dans leurs relations interpersonnelles à l’oral. Même dans la presse orale, l’usage de la langue seconde est rare. « A l’exception de radio Métropole où le français est presque la langue exclusive dans la diffusion des nouvelles, d’autres médias, pour ne citer que les suivants, Radio tele Ginen (RTG), Radio télévision nationale d’Haïti (RTNH), Radio télé Kiskeya, Radio télé Zenith (RTZ) utilisent le créole, à 100% pour le premier, environ 90% pour le second et plus de 95% pour les suivants. D’autres comme Radio Solidarité, Mélodie FM ont chacun deux longs journaux en français mais diffusent largement en créole également. Il importe de noter que dans toutes les éditions de nouvelles en français, tous les débats, commentaires avec les invités et les reporters sont effectués en créole. Il en est de même des nombreuses émissions sportives, culturelles (animations musicales, entre autres) et d’analyse politique. Sans oublier les spots publicitaires qui envahissent la presse parlée pourraient être estimés à 98% en créole » Fortenel Thélusma, 2021).

Parallèlement à cette situation préoccupante, des statistiques informent jusqu’à 15% de francophones dans le pays sans que le lecteur ne sache si, réellement, des enquêtes ont été menées. Dans l’affirmative, quand, suivant quelle méthodologie, quels critères les enquêteurs ont-ils recueilli leurs données ? Cette enquête s’avère importante tout comme celle concernant l’absence du français à l’oral. Dans plusieurs travaux, nous avons présenté et analysé le créole excessivement francisé utilisé dans certains milieux, comme la presse parlée (Fortenel Thélusma, 2018, 2021). Il serait ainsi utile de procéder à un bilan du bilinguisme en Haïti : la répartition des deux langues officielles dans les différentes sphères sociales et administratives. Personne ne sait le degré de compétence en français oral et écrit des locuteurs bilingues haïtiens.

D’autre part, beaucoup d’observateurs, y compris les enseignants à l’université, s’alarment sur le bas niveau, les piètres performances des apprenants et des étudiants en français. « Sur la compétence des apprenants, des étudiants en créole ou en français, des réflexions ont été déjà effectuées qui ont prouvé leur incapacité à communiquer à l’écrit dans leur première langue, à pratiquer la langue seconde à l’oral et à l’écrit. D’une part, nous avons prouvé, en 2016, à travers des tests oraux et écrits, que les apprenants de 9e AF avaient, en français, à peu près les mêmes compétences que ceux des classes terminales du secondaire national en voie de disparition, les cours de français s’arrêtant en 9e AF » (Fortenel Thélusma, 2018). Il reste à savoir leur niveau de compétence réel. Par exemple, parmi les apprenants en fin de cycle, pour l’école fondamentale (6ème AF, 9ème AF), parmi ceux ayant bouclé la formation classique, quels sont ceux qui ont le niveau de débutant, le niveau intermédiaire ou avancé ? Ou encore, les jeunes arrivés à l’université, ont-ils complété le diplôme d’étude en langue française (DELF) ou le diplôme approfondi en langue française (DALF).

Un autre chantier important à explorer est celui relatif à la formation des enseignants de français. On sait que certains ont reçu tant bien que mal une formation à cet effet que ce soit du côté de la formation des maîtres prise en charge par le MENFP ou de certaines universités, publique et privées, d’autres ont été formés dans des domaines divers (droits, informatique, etc.), d’autres, enfin, n’ont reçu aucune formation. Il conviendrait donc de mener une enquête afin de déterminer avec précision le nombre d’enseignants de français, leur domaine de formation en mentionnant les niveaux acceptables, les cas récupérables et les cas irrécupérables.

IV. Propositions

Il convient, au terme de ces réflexions, de formuler quelques propositions en lien avec la formation des enseignants et la méthodologie de l’enseignement-apprentissage du FLS en Haïti. Par exemple :

– assurer la formation initiale et la formation continue des enseignants en conformité avec la méthode, les approches, les programmes officiels en vigueur au ministère de l’éducation nationale. En général, il n’existe pas d’adéquation entre les discours, les programmes officiels de la plus haute instance éducative et les institutions de formation des enseignants.

– appliquer les approches communicatives, recommandées depuis la réforme avortée de Joseph C. Bernard. Contrairement aux procédés improductifs consistant à doter les apprenants uniquement d’une compétence linguistique, les approches communicatives visent une compétence communicative incluant la compétence linguistique et d’autres compétences (discursives, référentielles, etc.).

– utiliser l’analyse contrastive. La cohabitation et le contact du créole et du français donnent lieu à des interférences. L’analyse comparative peut aider à établir la frontière des deux langues, à rendre compte des zones de proximité et d’éloignement. Ce travail peut permettre d’aboutir à des activités de remédiation.

– l’analyse des erreurs se révèle un moyen efficace facilitant l’identification des erreurs, de leur nature, etc.

Il va sans dire que l’usage de ces moyens ne s’exclut pas l’un l’autre. Ils seront utilisés suivant les circonstances pour résoudre telle ou telle difficulté.

Conclusion

Nécessité d’une réforme éducative en profondeur tenant compte des besoins de développement du pays et du citoyen ; des besoins en communication de la population.

L’enseignement-apprentissage du français fait partie d’un ensemble. Il doit s’inscrire dans le cadre global d’une réforme éducative, d’un plan global de développement du pays, dans un processus de démocratisation réel. De ce fait, on devrait procéder à une scolarisation massive des enfants en créole et en français au regard des principes relatifs aux droits linguistiques de ces derniers. D’où la nécessité de relancer l’objectif du bilinguisme fonctionnel visé depuis plus de 40 ans.

C’est également le lieu de réitérer la proposition de l’aménagement des langues officielles du pays, la nécessité d’une cohabitation pacifique du créole et du français et aussi de bien fixer, une fois pour toutes, leur rôle, leurs fonctions dans les différentes situations et l’administration du pays en général. Dans cette perspective, nous adhérons à la proposition du linguiste aménagiste Robert Berrouët-Oriol qui souligne à juste titre « le fait que, au sens strict d’un aménagement et de la didactique du créole et du français, l’État haïtien n’a pas mis en œuvre, depuis l’adoption de la Constitution de 1987, une politique linguistique fixant le statut des langues et les modalités d’application d’une loi-cadre, notamment sur les grandes questions suivantes :

– les langues d’enseignement, de la maternelle à l’enseignement supérieur ;

– les langues de l’Administration publique et de la communication étatique ;

– les langues de la législation et de la justice ;

– les langues nationales du travail ;

– les langues fonctionnelles de confection et de diffusion des outils pédagogiques, des manuels scolaires et académiques » (Editions CIDIHCA, février 2011).

Les techniciens en sciences de l’éducation, les linguistes, les didacticiens du français, etc. auront beau faire des propositions importantes, si Haïti ne choisit pas résolument la voie de la démocratie, sans réelle volonté politique, il n’y aura pas de réforme éducative viable. Le bilinguisme créole-français restera un vœu pieu. L’enseignement-apprentissage du français continuera de piétiner.

Références bibliographiques

Robert Berrouët-Oriol et alii… (février 2011), L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions, Editions CIDIHCA, Montréal.

Michel Verdelhan, Petit lexique in Diagonales no 43, août 1997

Fortenel Thélusma (2017), Aménagement du créole et du français en Haïti : doit-il inclure l’université ? www.berrouet-oriol.com

Fortenel Thélusma (2021), Pratique du créole et du français en Haïti : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué, C3 Editions

Fortenel Thélusma (2018), Le créole haïtien dans la tourmente ? Faits probants, analyse et perspectives, C3 Editions

Fortenel Thélusma (2016), L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions

Port-au-Prince, le 16 septembre 2021