« Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée » de Françoise Vergès

Le musée occidental est un champ de bataille – idéologique, politique et économique. Si à peu près tout le monde veut aujourd’hui « repenser le musée », peu ont pourtant l’audace d’interroger les présupposés mêmes du musée universel, produit des Lumières et du colonialisme, d’une Europe qui se présente comme la gardienne du patrimoine de l’humanité tout entière.

En arpentant l’histoire du Louvre, en discutant les impasses de la représentation de l’esclavage, en examinant des tentatives inabouties de subvertir l’institution muséale, Françoise Vergès esquisse un horizon radical : décoloniser le musée, c’est mettre en œuvre un « programme de désordre absolu », inventer d’autres manières d’appréhender le monde humain et non humain qui nourrissent la créativité collective et rendent justice et dignité aux populations qui en ont été dépossédées.

Sommaire
Avant-propos — 7
Introduction — 15
I. Un programme de désordre absolu — 45
II. Le musée, champ de bataille — 71
III. Le Louvre, Napoléon, la saisie, l’esclave — 115
IV. Noir est le modèle, blanc le cadre — 155
V. Un musée sans objets — 173
Épilogue. Tactiques décoloniales — 205
Notes — 221

Lire un extrait :

Le Louvre, Napoléon, la saisie, l’esclave Après Napoléon, les musées sont devenus un attrait irrésistible pour les nations européennes qui percevaient le pouvoir politique qu’ils pouvaient générer en tant que symbole d’une gouvernance éclairée et moteur d’une production artistique supérieure.
Andrew McClellan

Que Paris soit donc la capitale des arts […], l’asile de toutes les connaissances humaines et le dépôt de tous les trésors de l’esprit […], l’école de l’univers, la métropole de la science humaine et exercer sur le reste du monde cet empire irrésistible de l’instruction et du savoir.
Boissy d’Anglas

Si je choisis de me focaliser sur le musée du Louvre, alors que le British Museum, le Humboldt Forum ou le Met offrent eux aussi de bons terrains d’analyse du musée universel, c’est que son prestige rayonne de manière inégalée, qu’il reste le musée le plus visité au monde, un musée de référence abritant des chefsd’œuvre – dont évidemment La Joconde – et qu’il n’est pas spontanément associé, comme le musée du quai Branly-Jacques Chirac, au vol et au pillage.
Ses origines sont impeccables, il est l’enfant de la Révolution française et des Lumières. Une partie de sa collection provient pourtant de vastes saisies et de vols mais ces derniers ont été accomplis au nom de principes révolutionnaires, ce qui le distingue des autres musées universels. C’est cet aspect que j’explore dans ce chapitre : la justification de la saisie au nom de la liberté et le fait que la France veuille incarner cette liberté pour toute l’humanité.

C’est ce paradoxe entre la liberté comme fin de la tyrannie, d’une part, d’autre part la saisie et le vol accomplis au nom de cette même liberté qui m’intéresse. Je vois dans cette contradiction l’impasse où se débat l’universalisme français abstrait, laquelle ne pourra être résolue que dans le dépassement de cette croyance.

 » Le plus grand musée de l’univers »

En 1682, les bâtiments du Louvre n’étant plus résidence royale, le roi y fait installer des institutions comme l’Imprimerie royale (en 1640) puis l’Académie française, l’Académie de peinture et de sculpture et l’Académie d’architecture (en 1672). À partir de 1774, le surintendant des Bâtiments du roi, le comte d’Angiviller, est chargé par Louis XVI de créer dans la Grande Galerie du Louvre un musée qui rassemble les œuvres acquises par les souverains. À la Révolution, les révolutionnaires héritent de cette collection et décident, par le décret de 1791, de créer dans les bâtiments du Louvre la «réunion de tous les monuments des sciences et des arts» en y ajoutant les biens saisis au clergé, à la couronne et à l’ordre de Malte par les décrets du 2 novembre 1789. En septembre 1792, les biens des émigrés, eux aussi saisis, les rejoignent. Le 10 août 1793, la Convention décide la création d’un «Muséum central des arts» où seront mises à disposition du peuple les collections royales, enrichies des biens nationalisés du clergé et des nobles émigrés Le musée est ouvert au public le 18 novembre 1793. La restitution au peuple français des œuvres qui lui avaient été en quelque sorte confisquées sans compensation, puisque leur acquisition avait été rendue possible grâce à la richesse accumulée sur son exploitation, est un geste révolutionnaire. Les œuvres d’art sont un bien commun, elles appartiennent à tous :c’est le principe du contrat social, un des éléments fondateurs de la Révolution et de la modernité. Dans son ouvrage Du contrat social (1760) qui marque durablement la philosophie politique, Jean-Jacques Rousseau avait établi le principe de la souveraineté inaliénable du peuple, qui s’appuie sur les principes de liberté, d’égalité et de volonté générale. Toute société qui rompt le contrat social n’est plus une société, mais une organisation soumise à la tyrannie. Cet idéal représente un tournant historique dans une Europe où règne l’arbitraire des monarchies de droit divin. Il est, littéralement, révolutionnaire. Mais ce contrat social dissimule d’autres contrats, notamment celui que la féministe Carole Pateman nomme Le Contrat sexuel. Pateman montre que le contrat social s’est historiquement accompagné d’une exclusion des femmes de la société civile, et que ce contrat sexuel, pacte signé entre les hommes, a fondé le droit de ces derniers, en tant qu’ils sont des hommes, de disposer librement du corps des femmes. Il a légalement et théoriquement érigé le patriarcat, donc la subordination juridique et sociale des femmes. Mais Pateman néglige ce que la Révolution haïtienne avait mis en lumière: le fait que contrat social et sexuel, et intérêt général étaient racialisés. Le philosophe africain-américain Charles Mills en fera la démonstration dans son ouvrage The Racial Contract, paru en 1997.
Il y souligne l’insuffisance de l’argument de Pateman et fait apparaître le caractère racial de ce contrat social/sexuel. Je le cite longuement: «L’âge d’or de la théorie du contrat se superposa à la croissance d’un capitalisme européen dont le développement était stimulé par les voyages d’exploration qui donnaient de plus en plus au contrat un sous-texte racial. La version moderne du contrat caractérisée par un libéralisme d’inspiration anti-patriarcale avec sa proclamation de l’égalité des droits, de l’autonomie et de la liberté pour tous les hommes [sic] a donc eu lieu simultanément avec le massacre, l’expropriation et l’organisation de l’esclavage héréditaire d’hommes [sic] humains du moins en apparence. Il fallait réconcilier cette contradiction: elle le fut par le Contrat racial qui leur niait leur statut de personne et restreignit les termes du contrat social aux Blancs… Le Contrat racial est donc la vérité du contrat social.» Il n’y a donc pas d’un côté un contrat social/sexuel et de l’autre un contrat racial. Ce dernier «écrit» les deux autres, il en est l’encre. Pour Mills, on ne peut séparer la diffusion de cette théorie du capitalisme naissant.
Les termes du contrat racial ne se réduisent pas au champ des droits civiques et à l’accès à la citoyenneté, ils imprègnent aussi les représentations et seront présents dans la conception du musée universel. Car le musée n’est pas étranger aux configurations mêmes du pouvoir étatique raciste et patriarcal »; il baigne dans une culture visuelle qui «n’a pas simplement représenté, ou mis en miroir, des opérations économiques, ou n’aurait été qu’un simple produit de ces opérations, mais est partie prenante de structures économiques qui ont fait, et continuent de faire, des vies noires, des marchandises236 ». Certes, le contrat racial ne se diffusa pas de manière uniforme et le monde colonisateur ne fut pas lui non plus uniforme ; mais les cultures impérialistes, notamment à travers les arts et la science, pénètrent les imaginaires et les mentalités. Si la création du musée universel se voulait un progrès en redonnant au peuple ce que les puissants s’étaient approprié, sa collection repose rapidement sur une politique de saisie, de pillages et d’abus qui ne fait que s’accroître avec la colonisation. Au cours de son histoire, le musée universel révélera sa complicité avec le contrat racial.

Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée de Françoise Vergès, La Fabrique, 256 p., 15 €

 « Faut il vider les musées ?Les idées larges avec Françoise Vergès », Arte, Les Idées larges, 24 février 2022.

 « Dès qu’il y a demande, il faut tout restituer », France 24, 2 mars 2023.

 Restitution des œuvres : « il y a une énorme résistance des conservateurs de musées », TV5 Monde, 6 mars 2023.

 « le Programme de désordre absolu que mon invitée, Françoise Vergès, a choisi comme titre de son dernier livre, empruntant la formule à Frantz Fanon. Sous-titre : décoloniser le musée (La Fabrique, 2023). » Hors-Série, 11 mars 2023.

 « Féministe décoloniale et antiraciste, Françoise Vergès mène depuis plusieurs années une réflexion sur les musées et la décolonisation des arts, thème du collectif qu’elle co-anime. », France Inter, L’heure bleue, 13 mars 2023.

 Françoise Vergès : « L’universel dont se réclame le musée est une arme de domination coloniale » (Programme de désordre absolu), Diacritik, 13 mars 2023.

Françoise Vergès

Françoise Vergès est une théoricienne féministe décoloniale et antiraciste. Elle est notamment l’autrice d’Un féminisme décolonial (La fabrique, 2019) et d’Une théorie féministe de la violence (La fabrique, 2020).