Procréation médicale assistée et savoir psychanalytique

Par Hervé Glevarec, directeur de recherche CNRS

 

Lecteur de l’œuvre de Lacan, je me pose depuis quelque temps cette question : le savoir psychanalytique, de type lacanien, n’est-il pas théoriquement bousculé par les nouvelles formes de filiation et de famille issues de la procréation médicalement assistée (PMA) ? Métaphore paternelle, Désir de la mère et Nom-du-père conviennent-ils encore quand il y a trois mères, deux pères, absence de père ou absence de mère ? Ces trois termes centraux dans la conception lacanienne du sujet humain sont-il indifférents à ces nouvelles configurations ? Ou, dit autrement, quel est le savoir que la psychanalyse possède qui l’autoriserait à caractériser un changement ou une permanence ? Disons ici que pour ce qui concerne la réalité du dispositif analytique ça ne change rien pour qui croit à l’inconscient, c’est-à-dire au désir inconscient.

Sans entrer dans des définitions de l’inconscient qui feraient sans doute désaccord, on peut s’en tenir à ceci que les psychanalystes tiennent le sujet humain pour divisé. Est-ce tout ? La psychanalyse a, bien entendu, quelque chose de plus que le sujet divisé (l’inconscient qui le divise), elle a un savoir qui concerne la filiation, qui n’est par exemple pas celui de la socialisation (les parents transmettent leur culture aux enfants). Dans la psychanalyse freudienne, il semble qu’elle ait le complexe d’Œdipe et dans la psychanalyse lacanienne, entre autres, la métaphore du Nom-du-Père (Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » (1957)). Quelle est la structure que la psychanalyse mobilise pour saisir un sujet qui a plusieurs mères et plusieurs pères, ou dont la mère et le père biologique sont distincts de la mère et du père social ? Voilà un questionnement sur le savoir analytique le plus intéressant à énoncer.

En fait, j’en viens, malgré moi, à me demander si le savoir élaboré par Lacan n’est pas historiquement situé, c’est-à-dire dépendant d’un modèle de la famille nucléaire standard. Mais on sait que le savoir lacanien se veut savoir structural. Ne lui faut-il pas alors abandonner mère et père dans métaphore paternelle, désir de la mère et nom-du-père ? Que ce savoir soit soutenu se dénote chaque fois que pour maintenir le modèle il faille tirer de lui des conséquences dans le réel : par exemple, les enfants d’un couple de femmes issus de PMA avec tiers donneur deviendront psychotiques par forclusion du nom-du-père.

La question n’est donc pas ici celle de la posture morale des analystes comme le titrait Le Monde « les psychanalystes doivent écouter leurs patients et non dire la norme » (édition du 9 novembre 2012), difficile à tenir en réalité, mais de soumettre le savoir lacanien aux configurations familiales contemporaines. Il me semble qu’on ne s’en sort pas non plus avec ce genre de bricolage intellectuel : « Dans un couple où il y a deux hommes, je pense qu’il y a en effet un des deux qui peut représenter une part féminine, mais que la féminité et la masculinité ne se retrouvent pas forcément dans la femme biologique et l’homme biologique », dit la psychanalyste Caroline Thompson (Le Monde, 09/2012).

La fécondation in vitro et la procréation médicalement assistée (PMA) ont bouleversé le statut de la mère, en distinguant une femme gestatrice, une femme donneuse de ses gamètes et une femme parent sur le plan social et légal, remettant en cause, dans le cas de la France, le fondement gestationnel de la maternité : est mère la femme qui a accouché de l’enfant (Iacub, L’empire du ventre : pour une histoire de la maternité (2004)), et le statut du père de même ; elle a aussi bouleversé la composition double et hétérosexuée de la famille nucléaire puisque homme et femme peuvent dorénavant élever seul un enfant dès sa conception comme le montre bien la sociologue Dominique Mehl (Les lois de l’enfantement, 2012).

Ce qui apparaît inouï c’est qu’un sujet puisse dorénavant, et c’est le cas dans le réel, avoir trois mères différentes (biologique, gestationnelle et sociale) et deux pères (biologique et social). Les personnes font en effet fi des régimes d’interdiction en France en allant à l’étranger. Ce qui est inouï c’est que soit possible et légale (ailleurs) la conception d’un enfant par des gamètes issues d’un homme et d’une femme, sa gestation par une femme différente et son éducation par une troisième. Ce qui est inouï c’est qu’un homme puisse élever seul un enfant issu de ses gamètes et de celles d’une femme avec laquelle il n’a aucun lien autre que ceci qu’elle a donné ses gamètes et/ou porté cet enfant. Cet enfant n’a de la sorte pas de mère.

Je vois de l’inouï à l’endroit du savoir analytique là où des analystes peuvent considérer que le savoir analytique est de structure et donc au-delà des métamorphoses de la parenté. Pour cela, les analystes doivent maintenir un père et une mère. En effet, se pourrait-il que la métaphore du Nom-du-Père chez Lacan s’écrive, comme elle se pense d’ailleurs souvent pour la fonction paternelle, sous la forme « Nom-du-X », mais aussi pour la mère « Désir-de-la-Y » ? La plupart du temps, les analystes lacaniens se passent du père mais pas de la mère (désir de la mère, castration de la mère). A partir des derniers Séminaires (1974), la fonction paternelle est définie comme une stricte opération de nomination totalement dégagée de la personne d’un père. Le changement est radical, il ne s’agit plus d’une métaphore mais d’un acte, écrit la psychanalyste Martine Menès (Un trauma bénéfique : « la névrose infantile« , 2006).

Y a-t-il encore une raison de nommer « paternelle » une « fonction » qui se passe de père ? S’il est sans doute courant pour les analystes de concevoir que la formule de la métaphore paternelle avancée par Lacan est structurale en ce sens que ses agents peuvent très bien ne pas être incarnés dans le père et la mère réels, au nom de quelle nécessité tout aussi structurale convient-il en effet de maintenir les référents « père » et « mère » dans « Nom-du-Père » et « Désir-de-la-mère » ? Les configurations inédites induites par la PMA semblent provoquer plus encore ce questionnement en rendant incertain l’identification de ce qu’est la mère et son action et idem pour le père. La métaphore du Nom-du-Père ne tient-elle que d’un temps où chacun y faisait correspondre bon an mal an dans la clinique la mère et le père ?

Voilà une série de questions qui me semblent devoir être soulevées quant au savoir analytique et elles sont des plus troublantes. Le maintien d’un savoir sur la structure psychique qui transcende les incarnations (qu’il conviendrait alors de désigner comme « désir de l’Autre » et « Signifiant symbolique » ?) et les transformations de la filiation induites par la PMA semblent déboucher sur le nécessaire abandon des références paternelles et maternelles comme structurales. Ce n’est pas rien.

Hervé Glevarec, directeur de recherche CNRS

Le Monde.fr | 27.12.2012 à 11h36