Procédure de retraite contestée : un procès déterminant pour plusieurs responsables politiques martiniquais
Une affaire administrative vieille de plus de vingt ans revient aujourd’hui au premier plan de la scène judiciaire et politique. À partir du 17 novembre, quatre personnalités majeures de la vie publique martiniquaise – Serge Letchimy, président du Conseil exécutif de la Collectivité territoriale de Martinique (CTM), le maire de Fort-de-France Didier Laguerre, son premier adjoint Yvon Pacquit, ainsi que l’ancien directeur général des services municipaux Max Bunod – sont appelées à comparaître devant la 32ᵉ chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris. Ils sont poursuivis pour détournement de fonds publics, recel ou complicité, dans une affaire complexe mêlant règles statutaires, principes constitutionnels et décisions administratives contestées.
Un dispositif d’incitation au départ anticipé au cœur de l’affaire
L’origine du dossier remonte à 2002, lorsque la municipalité de Fort-de-France instaure un dispositif d’incitation financière destiné à réduire les effectifs de la collectivité, alors jugés en surnombre. L’objectif : alléger la masse salariale en encourageant les départs à la retraite de fonctionnaires proches de la fin de carrière. Ce plan prévoyait le versement de primes pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Mais ce mécanisme, loin de produire les effets escomptés, a rapidement fait l’objet de critiques. Dans un rapport publié en 2020, la Chambre régionale des comptes de Martinique a révélé que la masse salariale de la ville avait continué à croître, en dépit des sommes importantes mobilisées. Surtout, les magistrats ont conclu que le dispositif ne reposait sur « aucune base légale ». La dérogation accordée par l’État à l’époque, soulignaient-ils, n’enlevait rien au caractère irrégulier de la mesure, la réglementation des retraites des agents publics relevant exclusivement du législateur national.
La CRC avait également attiré l’attention sur le fait que certains anciens élus employés par la collectivité – dont l’un ayant exercé des responsabilités exécutives au moment de la création du plan – avaient bénéficié de primes particulièrement élevées.
L’épisode de 2016 : le point de départ de l’enquête
C’est toutefois la réintégration de Serge Letchimy dans les effectifs municipaux en janvier 2016 qui déclenche l’ouverture d’une enquête préliminaire par le Parquet national financier. Battu aux élections territoriales fin 2015 mais toujours député, l’ancien maire de Fort-de-France demande à retrouver son emploi d’ingénieur territorial, qu’il n’occupait plus depuis 2001 en raison de ses mandats électifs successifs.
Didier Laguerre, alors maire, accepte sa réintégration et signe plusieurs arrêtés permettant le versement de trois mois de traitement – soit 23 465 euros – au titre de « congés exceptionnels retraite ». Quelques semaines plus tard, une prime d’incitation au départ, fixée à 67 552 euros, lui est également accordée, dans le cadre du plan mis en place en 2002.
Pour le ministère public, cette réintégration était incompatible avec le statut de parlementaire. Le Code électoral interdit en effet à un député d’être salarié d’une collectivité territoriale, afin de préserver l’indépendance du pouvoir législatif vis-à-vis du pouvoir exécutif local. Ce principe de séparation des pouvoirs, central dans l’architecture institutionnelle française, constitue l’un des axes majeurs de l’accusation.
Les magistrats s’interrogent par ailleurs sur la réitération d’un ordre de paiement concernant la prime de Serge Letchimy. Un premier comptable public, en mars 2016, avait refusé de valider la dépense en raison de cette incompatibilité statutaire. Pourtant, un an plus tard, un second comptable sera saisi de la même demande. Cette persistance motive notamment les poursuites engagées contre Yvon Pacquit, premier adjoint à l’époque, mais aussi contre le directeur général des services, soupçonné d’avoir facilité la procédure.
Au total, ce sont près de 98 000 euros – correspondant aux sommes versées en 2016 et aux pensions perçues jusqu’en 2019 – qui sont aujourd’hui au cœur du débat judiciaire.
Une défense qui invoque la légalité administrative
Les prévenus contestent fermement les charges retenues contre eux. Leur défense repose sur plusieurs arguments :
- tout d’abord, ils rappellent qu’un fonctionnaire élu à un mandat parlementaire est placé en détachement, et qu’à l’issue de ce mandat, la loi lui garantit le droit à réintégrer son poste d’origine ;
- ensuite, ils soutiennent que chaque étape – réintégration, liquidation des droits, départ à la retraite – a été validée par les services compétents et transmise au contrôle de légalité sans qu’aucune irrégularité n’ait été relevée ;
- enfin, ils affirment que Serge Letchimy n’a bénéficié d’aucun traitement de faveur et que le dispositif mis en place en 2002, bien qu’aujourd’hui critiqué, avait été appliqué de manière uniforme.
Dans le camp des soutiens, on insiste sur le fait que la ville de Fort-de-France aurait agi « dans le respect du droit, avec prudence et rigueur », et qu’il s’agit davantage d’un différend d’interprétation que d’une volonté volontaire de détourner des fonds publics.
Une décision aux implications politiques majeures
Les audiences s’annoncent longues et techniques. Elles devront démêler les interactions entre droit public, règles de la fonction publique, procédures comptables, et obligations inscrites dans le Code électoral. Les juges devront déterminer si la réintégration litigieuse relève d’une lecture permissive de textes complexes ou constitue un manquement pénal caractérisé.
Les conséquences pourraient être considérables. Une condamnation toucherait directement les plus hauts responsables politiques martiniquais, tant à la tête de la CTM que de la mairie de Fort-de-France. À quelques mois d’échéances électorales sensibles, l’affaire retient l’attention bien au-delà du territoire.
Pour l’heure, les quatre hommes demeurent présumés innocents. Mais le verdict attendu à l’issue de ces trois jours d’audience devrait éclairer plus de vingt ans de décisions administratives et mettre un terme à une affaire qui mêle étroitement gestion municipale, enjeux institutionnels et responsabilités politiques.
