Prix Nobel d’économie 2020 : la récompense d’une science économique hors sol

— Par David Cayla —

David Cayla est économiste à l’université d’Angers et membre du collectif des Économistes atterrés. Il a publié en 2018 « L’Économie du réel » (De Boeck Supérieur). Son prochain livre « Populisme et néolibéralisme » paraîtra le 27 octobre chez le même éditeur.

Après avoir récompensé l’année dernière des économistes empiriques qui travaillent sur la pauvreté (dont la Française Esther Duflo), le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, la plus prestigieuse distinction académique en économie, vient de remettre à Paul Milgrom et Robert Wilson, pour leurs travaux sur les enchères. L’institution de Stockholm renoue ainsi cette année avec une tradition fort prisée de la discipline, celle qui consiste à récompenser des économistes mathématiciens adeptes de modèles formalisés censés représenter le fonctionnement des marchés.

Certes, on n’est plus dans le dogmatisme néolibéral d’un Friedrich Hayek (prix Nobel 1974) ou d’un Milton Friedman (prix Nobel 1976) ni dans le mythe de l’efficience des marchés financiers (Eugene Fama, lauréat en 2013) ou la critique de l’action de l’État (James Buchanan, prix Nobel 1986 qui entendait constitutionaliser l’interdiction des déficits publics). Depuis le milieu des années 1990, la Banque de Suède a diversifié les profils de ses lauréats en récompensant de temps à autre des économistes qui, tout en étant les bons élèves du système académique, pouvaient parfois tenir un discours critique sur le fonctionnement des marchés (Joseph Stiglitz en 2001 et Paul Krugman en 2008).

Une économie « mainstream » déconnectée du réel

Mais ce qui n’a pas varié dans la manière dont les prix Nobel d’économie sont décernés c’est le goût pour les modèles mathématiques et le rejet de toute approche autre que celle de l’individu rationnel maximisant son utilité. De fait, si certains prix Nobel d’économie remettent parfois en cause la rationalité parfaite des agents (Herbert Simon en 1978 ou plus récemment Richard Thaler en 2017), on n’en trouvera aucun s’intéressant à l’influence des institutions sociales et aux rapports de domination. L’économie telle qu’elle est conçue par les représentants de l’orthodoxie serait une discipline « pure » et autonome, détachée des autres sciences sociales. À la différence d’Adam Smith qui écrivait (en citant Hobbes) que « la richesse c’est le pouvoir » aucun Nobel d’économie ne s’est par exemple intéressé, dans le cadre de ses travaux académiques, aux liens entre les structures économiques et le pouvoir.

Dans le cadre d’une science économique « pure », c’est-à-dire déconnectée du réel et détachée de toute considération sociale ou politique, il n’est pas très surprenant que l’une des approches qui a été la plus récompensée est celle qu’on appelle la « théorie des jeux », c’est-à-dire l’étude des interactions stratégiques entre des décideurs cherchant à maximiser leurs gains. Importée par des mathématiciens tels que John Nash (prix Nobel d’économie en 1994) ou John von Neumann (décédé en 1957 avant la création du prix) la théorie des jeux entend modéliser les comportements d’agents économiques purs dont les actions influent sur leur environnement.

Dans le modèle économique standard, la situation de « concurrence parfaite » du marché est censée à elle seule empêcher les individus de dénaturer le processus de création de prix de marché. Le problème est qu’il existe de très nombreuses situations où les transactions ne se font pas en concurrence parfaite et où les actions des individus peuvent donc modifier les équilibres. Dans ce cas, l’économie ne serait plus sous l’influence d’un marché composé de millions de personnes mais sous celles d’acteurs spécifiques qui pourraient faire valoir leur intérêt au détriment de l’optimalité et du bien-être général. Ces acteurs peuvent avoir des intérêts divergents, une information imparfaite, ils peuvent mentir ou se tromper. Bref, sans un marché parfaitement concurrentiel, il ne reste que des individus imparfaits, ce qui fait que, d’un point de vue théorique, rien ne garantit qu’un optimum pourra spontanément émerger.

Des enchères comme substitut au marché en concurrence parfaite

Doit-on en conclure que l’intervention et la régulation du système économique par l’État est alors nécessaire ? Surtout pas ! Il faut au contraire concevoir d’autres formes d’interactions économiques qui permettent de faire émerger des prix optimaux sans intervention publique.

C’est pour comprendre ces situations d’imperfection des marchés que les économistes se sont mis à s’intéresser à la théorie des jeux. Et c’est sur les moyens de faire émerger un prix efficace dans le cadre d’un marché non concurrentiel que portent les travaux de Paul Milgrom et Robert Wilson qui viennent d’être récompensés. Dans son célèbre manuel publié en 1992 et co-écrit avec son collègue de Stanford John Roberts (traduit en français en 1997 sous le titre Économie, organisation et management), Paul Milgrom s’intéresse ainsi aux enchères qu’il voit comme un substitut au marché lorsque les conditions du modèle théoriques ne sont pas réunies. Il écrit ainsi, p. 137 : « Le problème c’est qu’avec des rendements d’échelle croissants, il se peut qu’aucun prix ne permette d’équilibrer l’offre et la demande. De plus, avec des rendements d’échelle constants, le prix qui égalise les quantités offertes et demandées ne fournit pas d’indication au producteur sur le niveau de production pertinent. » Dans ce cas, expliquent les auteurs du manuel, « les offreurs peuvent s’engager dans une course aux enchères où chaque proposition d’offre reflète le coût d’un offreur ».

En somme, les travaux développés par Milgrom et Wilson visent à proposer des modèles d’enchères afin de répondre aux limites et aux contradictions du modèle économique standard (celui de l’offre et de la demande). En effet, ce dernier est incapable d’analyser le fonctionnement des marchés si ses hypothèses ne se vérifient pas dans la réalité. Car, même si cela peut paraître absurde pour un non-économiste, la théorie économique contemporaine est incapable de modéliser un prix d’équilibre sur un marché en concurrence si les entreprises qui sont sur ce marché ne produisent pas avec des rendements d’échelle décroissants.

Un modèle théorique pas toujours pertinent

Ainsi, face à cette difficulté du modèle, Milgrom et Wilson ne cherchent pas à comprendre le fonctionnement réel de l’économie mais à trouver un modèle alternatif susceptible de compléter la théorie standard et d’expliquer comment faire émerger tout de même des prix optimaux dans une situation où la concurrence n’est pas parfaite et où les entreprises produisent à rendements croissants ou constants. Une démarche qui suppose de bâtir un nouveau modèle théorique tout autant mathématisé que le modèle standard, et donc tout autant déconnecté de la réalité sociale et politique. C’est pour cette construction théorique qu’ils ont été récompensés.

Bien entendu, on n’a pas attendu les modèles de ces économistes pour organiser des enchères. Mais il est vrai que lorsque les travaux de Milgron et Wilson furent connus et popularisés auprès des décideurs, beaucoup s’en sont inspirés pour organiser à leur niveau des systèmes d’enchères susceptibles d’être plus efficaces que les systèmes classiques d’appels d’offres. Certaines expériences furent des succès (il paraît que c’est ainsi que les compagnies aériennes réservent leurs créneaux auprès des aéroports). Mais il faut aussi souligner que ce fut parfois de cruels échecs, comme lors de l’attribution des licences 3G en 2001 (en France mais pas seulement) sur fond de bulle financière des compagnies Télécoms, ou lorsque la Californie connut une panne d’électricité dramatique en 2000-2001 malgré un système d’incitations théoriquement performant.

Bref, comme d’habitude, ce qui sort des travaux de l’économie standard nobélisée ce sont le plus souvent des idées simples expliquées de manière complexe… et qu’il faut surtout se garder d’appliquer sans recul ni discernement politique.

Source : Marianne